mardi 18 juin 2013

Bling Ring & Sofia Coppola



Ce qu'il y a d'absolument fascinant avec Sofia Coppola, c'est à quel point, une fois qu'elle a dit ce qu'elle avait à dire ("je m'aime"), elle n'a rien à nous raconter. 

Et à quel point elle le dit.




Rien de rien de rien de rien. 
Elle s'en fiche complètement d'ailleurs, ça ne l'a jamais empêchée de faire des films, de continuer de délivrer son discours d'amour pour elle-même, ses copains, ses copines, les gens qui lui ressemblent, ceux auxquels elle aime ressembler, sa connaissance des marques qu'elle aime et ce grand mystère jamais résolu : mais pourtant, Virgin Suicides, c'était bien, non ?

Donc elle doit bien avoir, quelque part enfouie dans cette âme perdue, une étincelle de talent ? Qu'en fait-elle ? Où l'a-t-elle laissée ?


Lost in translation nous avait prévenus : "L'autre, nous disait-elle en substance, je m'en fiche. Les Japonais sont rigolos parce qu'ils sont trop bizarres parce qu'ils sont trop différents de nous. How fun !
Malgré Bill Murray, malgré la bande-son hype (on était triste un peu d'entendre Jesus & Mary Chain conclure cet abîme de stupidité revendiquée), malgré la très belle impression qu'avait laissée son romantique premier long-métrage, le véritable frère cinématographique de ce scandale de narcissisme personnel et politique qui est Lost in translation, c'est Ace Ventura en Afrique.

Déguisé en objet cool, c'est simplement un film raciste. Pas tant, ou pas seulement, raciste envers les Japonais : les Japonais sont des autres parmi d'autres, ceux-là peut-être un peu plus rigolos. 
Raciste ontologiquement : les autres, c'est nul. Ha ha ha.






Au cas où l'on n'aurait pas bien compris, Sofia C enfonçait le clou avec son Marie-Antoinette, qui nous coinçait deux heures dans une salle de ciné pour nous dire voilà : les peuples, l'Histoire, les morts, les enjeux politiques, les violences humaines, les préoccupations de l'existence, la vie des gens et en fait tout ce qui sur cette terre porte le drapeau de l'altérité, laissez-moi vous dire, je m'en fiche mais alors complètement.
Être une citoyenne de ce monde, donner un sens à ma parole, porter la responsabilité qu'implique le fait de rendre publiques les œuvres que je crée, je m'en fiche cosmiquement.
Ce qui m'intéresse, c'est les chaussures : regarder par terre et voir les couleurs.
La puérilité immense et l'égocentrisme minuscule des problématiques soulevées par cet objet filmique n'apercevaient aucune lumière.

(La même année, une ode magnifique à l'altérité, Le Nouveau Monde de Terrence Malick, répondait, comme par coïncidence, au film de Coppola, comme si les deux cinéastes parlaient au même moment depuis deux extrêmes du rapport à l'altérité : ici honteuse indifférence, là émerveillement et quête infinie.)






Avec Somewhere, personnellement je me suis reposé. 
Ne courant pas après les moments désagréables de vie ou les raisons d'être en colère, je l'avais laissée sortir son film sans prendre la peine - littéralement, la peine - d'en savoir plus. Je ne sais pas ce que c'était. J'ai vu une piscine sur l'affiche.






Note : ce qu'il y a de bien avec les titres de Sofia Coppola, c'est qu'ils semblent tous concorder pour décrire cet être, elle-même, que les films qu'elle crée dessinent en revers.

Virgin Suicides : mourir sans avoir connu l'autre, avoir traversé le monde sans lui ouvrir son corps.
Lost in translation : oui, notre petite fille riche est perdue dans la traduction, dans la parole de l'autre qui reste insignifiante, intraduisible, bla bla inconsistant qu'elle moque sans connaître, sans entendre.
Marie-Antoinette : une reine égarée dans un monde qui n'est pas le sien, qu'elle mourra, là aussi, sans avoir connu, sans s'être vraiment mêlée à lui.
Somewhere : parce qu'être somewhere, si l'on en croit la réalisatrice, c'est être nowhere else, parce que nowhere else matters. Expression minimale de l'indifférence à tout ce qui dans le monde est loin de moi de plus d'un mètre cinquante.

Enfin Bling Ring, qu'on pourrait traduire mot à mot par le réseau du toc, ne décrit pas seulement un groupe de jeunes gens attachés à s'emparer de bijoux, mais la vie brillante, consanguine et superficielle, dont le cinéma de Sofia Coppola a toujours fait l'apologie : apologie clinquante, narcissique et superficielle, et qui ne fait pas du tout envie, l'apologie d'une vie en toc.








Hier donc, faisant effort de contrition et d'ouverture, j'acceptai une invitation à aller se fader Bling Ring, et pourquoi pas, c'est lundi soir.


À ma grande surprise, ce ne fut pas insupportable. Comme si la réalisatrice avait grandi mettons de 14 à 16 ans.
Non, vraiment, ce ne fut pas insupportable. Marie-Antoinette avait été insupportable, Lost in translation avait été dur, et Bling Ring… se passa, sans signe organique de douleur, pas de tremblements, convulsions, hurlements en faveur du marquis de Sade…
Ce qui représente, on le comprend, un progrès considérable.

On se demande même, c'est difficile à préciser exactement mais on se demande même, si Sofia Coppola ne prendrait pas, parfois, une certaine - attention - une certaine "distance" avec son sujet. Signe, peut-être, de sa très lente maturation vers l'âge adulte. 






En effet, on peut ressentir, par exemple dans l'usage des musiques, notamment dans la première moitié du film, non pas seulement un simple collage, pour charger les musiques de tout le poids narratif et de discours qu'elle ne sait pas donner à ses images (c'est-à-dire, la plupart du temps c'est bien ce qu'elle fait ; mais, on dirait, pas toujours), mais encore, parfois, une sorte de décalage, atmosphérique, difficile à situer de manière exacte et difficile à attribuer avec certitude à un choix ou à un ratage, décalage entre la forme séduisante (tout est relatif) des musiques, des attitudes et des images, et la pauvreté humaine qui se révèlerait sous l'habit. Mais qui se révèlerait, peut-être, volontairement. Ce serait le progrès de la maturité.
Cela tient peut-être à un rapport assez subtil entre le volume des musiques et celui des bruits de la scène, où l'on peut à la fois entendre les musiques, les entendre fort, entendre qu'elles prennent et qu'elles entraînent, et entendre, comme un secret honteux de l'espace sonore, des bruits discrets, pauvres, un peu médiocres, pas très forts, qui viennent égratigner comme discrètement le hip hop ravageur qui tâche de les cacher.

Comme si au lieu d'être invités à adhérer naïvement au rythme séduisant des musiques et à celui qu'elles cherchent à donner au film, nous devions ressentir, à la place ou simultanément, le décalage entre ces musiques censées entraîner les images, les personnages et les actions, et la sensation que les personnages se débattent dans des actions qu'au lieu de vouloir rendre glamour, Coppola chercherait en fait à nous montrer - ou à nous donner à entendre - comme cheap, ternes, voire mauvaises, sous le vernis glamour qu'elle apposerait par les musiques, et plus généralement par une manière filmique de les suivre sans les suivre, d'être dans une apparence d'empathie qui aurait vocation à montrer son propre craquellement, pour nous faire comprendre que, en fait, même si c'est vrai que c'est sympa, elle trouve que ce n'est pas si cool d'aller piquer les escarpins de Paris Hilton.

On le voit, c'est abyssal.







On passera, pour ne pas apporter trop de pièces à un dossier qui ne le demande pas, sur le fait que pour traiter son sujet, Sofia Coppola nous décrit un monde, à l'intérieur de Los Angeles, où toutes les maisons et voitures des riches sont ouvertes, non surveillées, et où la seule différence qui existe entre les différents habitants de la ville s'exprime dans ce fossé symbolique : avoir ou non une robe Balmain.

On ne serait pas honnête cependant si l'on ne précisait, aussi, que ce film a des moments drôles, plutôt joyeux, et que, même s'il est peu inventif et sans intérêt pour le bien du monde, quand on s'attendait à l'extraordinaire gâteau de prétention et de confiance en soi qu'avait été Marie-Antoinette, Bling Ring apparaît finalement relativement humble. 
Il ne prétend pas à beaucoup plus qu'un long épisode de série télé, et se déroule dans une simplicité qui, même si elle souligne son manque d'ambition, est aussi à son honneur. On n'essaie pas trop de nous impressionner, on dit peu mais on ne le crie pas, les comédiens sont justes et semblent liés entre eux par une sorte de gentillesse bon enfant, qui donne au film la saveur un peu dominicale d'un teenage movie ensoleillé qu'on aurait regardé dans nos années lycée, et qu'on reverrait un peu plus âgé, pour y retrouver la candeur, les sorties de classe, le rose aux joues, et tous les petits flux souterrains d'émois divers mêlés et ignorants qui font le charme irratrapable de l'adolescence, cette enfance des sentiments.






Arrivons tout de suite à la conclusion, parce que passer plus de temps à parler de ce film qu'il n'en a fallu pour le voir commencerait, là aussi, à constituer une sorte d'injustice sociale.

Nous sommes vraiment heureux que Sofia Coppola se demande si oui ou non c'est grave tout ça, mette dans la balance, à gauche le plaisir d'avoir plein de robes gratuites, de piquer du fric et de prendre de la coke, à droite le fait que c'est mal et que le mal c'est mal, et ce faisant, sente s'éveiller en elle, comme quand s'éveille au fond de l'étang un serpent d'eau on voit à la surface quelques ondulations, quelque chose comme un être moral.





Au-delà de cette considération personnelle, nous comprenons bien : elle trouve que, essayer plein de vêtements et voler des bijoux, c'est super grisant, mais, elle trouve que quand même, il y a des limites à ne pas dépasser, comme par exemple, voler les stars, même si elles sont très riches et qu'elles ont vraiment beaucoup de robes, peut-être même trop, mais bon, après tout c'est quand même les leurs, et on ne peut pas espérer éternellement les leur prendre impunément sans passer par une transaction ebay officielle.

D'accord.

Donc ça, c'est l'avis de Sofia Coppola sur ces questions.


Maintenant, comme on ne le lui a pas demandé, cet avis, si elle nous le donne quand même (c'est le contrat de l'art), c'est qu'elle doit essayer, par là, de nous dire quelque chose.



Et là…


Et là non.


Non non.


Non, ben, voilà, donc elle trouve que, tout ça. Ok. 
Mais elle ne veut pas dépasser un peu son sujet, utiliser le fait divers dont elle se sert pour dire quelque chose qui aille au-delà de son expression immédiate, au-delà de la narration directe, "ils sont allés dans cette maison, puis dans telle autre, ils se sont fait arrêter"… ?
Non non.






Alors si. À un moment, on sent que c'est le moment phare du positionnement, de la morale, du discours, quelqu'un dit wow, l'Amérique a toujours eu une fascination un peu perverse pour les Bonnie and Clyde, kind of stuffs. (Le kind of stuffs est de mémoire.)


Donc, l'Amérique a toujours eu une sorte de fascination perverse pour les criminels séduisants…


C'est ton message ?





Délicieux.







- -

Chère Sofia Coppola,

Je n'aime pas dire du mal des gens et ça ne me fait pas plaisir de vous critiquer personnellement. Ça ne m'amuse pas.
Mais votre cinéma porte la marque très forte d'une personnalité critiquable, et en fait un cinéma très critiquable. 
Au-delà de la question des goûts, je ne crois pas que le cinéma soit fait pour faire ce que vous en faites, et je ne crois pas que le monde demande qu'on se positionne de la manière dont vous vous y positionnez.
Je pense que vous devriez vous ouvrir à l'altérité, et que votre cinéma devrait s'ouvrir à l'altérité. 
Si j'étais sûr d'être encore vivant demain je parlerais plus lentement et de manière plus mesurée et plus nuancée, et je mettrais beaucoup de points d'interrogation là où je mets des points d'affirmation, mais comme ce n'est pas sûr il faut aller vite alors je vais le dire vite, je pense que le cinéma c'est l'altérité. Et je pense que le monde c'est l'altérité.

Je ne vous en veux plus pour Marie-Antoinette, mais je pense que vous vous trompez.


Amicalement,

Jérémie