dimanche 23 mai 2010

Turner, Automne de la couleur


Notes en visitant, vendredi, l'exposition Turner et ses peintres au Grand Palais, qui comme tant de choses, finit demain.



(Reproductions insuffisantes à insupportables, sinon à quoi servirait-il de prendre ses jambes pour aller voir ?)




Vénus et Adonis, 1803 - 1804



Les ciels et les chairs : les bleus et les blancs.

Cette dame dit : "Il aurait dû lui laisser un visage."

Les chiens, les rouges, les plis.

Volettement des anges : mouvements de la couleur.

C'est parti : un pied dans le XVe siècle - où couleur et forme, et représentation, forme représentée, histoire que l'on figure, inventent leur originelle consubstance dans ce qui devient alors la peinture -, et un pied dans l'avenir - où la peinture affirmera, d'une manière qui n'appelle plus de malentendu, qu'elle et la possibilité narrative ne sont pas dépendantes de ce qui dans le réel est visible -, Turner est partout, sauf dans le présent, ce XIXe siècle où le corps qui le porte peint.




Shadak, Méshak et Abdel-Négo dans la fournaise ardente, 1832



Les bâtiments disparaissent.
Les visages disparaissent.
Les couleurs apparaissent.
Les couleurs et le feu apparaissent ensemble.

Les choses fondent, la nommabilité et la lisibilité des choses fondent, la représentation s'affaisse : en lieu et place des figures, se lève la pure peinture.
Mais ce n'est pas "à la place", ce n'est pas que l'une se substitue aux autres : c'est que, comme l'aliment qui cuit rejette ses graisses et prend son goût, ici aussi d'un même mouvement, la figure se vide d'elle-même, pour que, remontant comme à la surface, la possibilité de couleur qu'elle gardait comme à l'intérieur éclate et resplendisse.




Avalanche dans les grisons
, 1810



Ce n'est pas de la neige, ce sont des draps blancs qui s'écroulent, c'est du gris plus sombre et ici plus clair là où d'autres auraient mis un ciel, à peine subsistent, maigres ponts vers le monde, entre la toile et lui comme des passeurs, quelques arbres.




L'ange debout dans le soleil, 1846



Ce qui fut des oiseaux vole dans la couleur.




Jessica, 1830



Interdite et interrompue, suspendue dans sa propre stupéfaction, entre verts, rouges, étoffes bleues, et ce jaune royal qui lui sert de monde, une femme.
Ou plutôt - puisqu'elle est de Shakespeare et du Marchand de Venise -, et c'est peut-être pour ça qu'elle a droit de cité ici : un personnage.
Déréalisée par son essence même, on peut donc bien la figurer.




Pilate se lavant les mains, 1830



La couleur est si vivante, a tant pris la vie aux êtres, qu'elle en est presque au pourrissement.
Matière en décomposition, surcharge de petits éclatements, comme un fruit trop mûr et trop plein.




Ce que vous voudrez ! (What you will)
, 1822



Des personnages de Lovis Corinth qui pourrissent sur un fond de Watteau.





Lovis Corinth, titre oublié, année aussi, début du vingtième siècle





Boccace racontant l'histoire de la cage à oiseaux, 1828



Les arbres.

Des constructions s'effacent, ne naissent pas, n'apparaissent que par le blanc légèrement vibrant de leur absence ou inachèvement, que couronne, équilibre et souligne la somptuosité d'abres courbes comme des cils, de forêts profondes, d'ocres de bleus et de rouges qui fleurissent et pourrissent comme des fleurs d'automne.
Et les mortes nourrissent les vivantes, comme la couleur la couleur.




La Bataille de Trafalgar, en octobre 1805, 1823 - 1824



Une pureté de voiles et de nuages qui s'affaisse, bleue grise et blanche, devant un tourbillon de corps rouges exilés de Delacroix.




Regulus, 1828 - 1837


Stries blanches et bleues de la mer, annonciatrices de l'événement d'éblouissement qui vient au-dessus, au ciel, jaune allant au bleu par le blanc.




Mercure envoyé pour avertir Énée, 1850



Comme les êtres trente ans plus tôt se résolvaient et résorbaient dans la couleur, voici que la couleur, après son pourrissement, comme après son automne, subit l'ultime étape de ce processus double de décomposition et d'immatérialisation : les êtres devenus pure couleur, voici qu'un jour, la couleur à son tour sort des choses comme chair qui s'en va, et ne laisse, dernière écume d'un monde qui fut, que lumière.



Le Déclin de l'empire carthaginois, 1817



Un paysage du Lorrain enserre, comme un cœur prêt à naître et à se répandre plus tard sur toute la toile, le Turner à venir où le jaune et le bleu remplacent le ciel.





Claude Gellée dit Le Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639






Soleil levant sur une baie : solitude, vers 1849



Chorégraphie sublime des touches et des couleurs, on la regarde des heures en oubliant qu'on regarde, comme on le fait, aux douves du Palais Impérial, des fleurs de cerisiers qui par milliers dérivent dans l'eau, innombrables et lentes, lumière rose, scintillement mauve, dans la fin du soir.



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