lundi 18 mai 2015

Les lois de perte de l'humain



Quand je vois des gens qui pensent que la loi de surveillance et de renseignement n'est un problème que pour ceux qui ont "quelque chose à cacher", (contrairement à celles ou à ceux qui se targuent avec un peu de fierté puritaine de n'avoir "rien à cacher", l'air de dire, "Moi, Madame, je paye mes baguettes en temps et en heure, je n'ai pas de tué de petit chat, je n'ai jamais fumé de drogue, et quand j'ai tiré les cheveux de la voisine elle savait bien que c'était de la blague"), j'avoue que je ne sais plus par où commencer. Si l'on en croit ce "point de vue" — qui en fait, ni point ni vue, est plutôt l'absence de question et de visibilité sur ce qu’elle recouvrirait si on se la posait —, il n'est pas très grave de se mettre à considérer comme normal, comme une norme, que l'État, par le biais de ses services de renseignement, puisse se retrouver savoir tout ce que nous faisons, disons, quelles recherches nous menons, nos centres d'intérêt, de questionnement, de loisir, d'achat, de marginalité, de pensée, d'action, dès lors qu'après tout, nous sommes "innocents" — devant quelle cour ? —, nous ne faisons "rien de mal" — devant quel tribunal moral ? —, nous n'avons "rien à cacher" — devant quels yeux ?

J’avoue qu’ici les bras m’en tombent, face au précipice d’innocence — d’ignorance — qui se dévoile face à moi, et je ne suis pas certain de pouvoir le combler par quelques lignes ici jetées hâtivement avec trop de choses à faire pour y penser vraiment. En fait c’est une question bien vaste. D’abord, sans rentrer dans ce débat je voudrais rappeler très rapidement : nous devons avoir la possibilité de faire des choses illégales. Ce pour trois raisons majeures : 

1 - Parfois nous n’avons pas le choix et ce que nous sauvons par l’illégalité est plus important et précieux que la loi précise que nous contournons.

2 - Les notions de « légal » et d’ « illégal » ne recouvrent pas nécessairement les mêmes choses que les notions de « bien » et de « mal ». Non seulement l’Histoire donne des exemples où précisément le légal était le mal, et c’est l’illégal qui était le bien (les lois de Vichy dictaient le mal qu’il fallait faire, elles incitaient à faire le mal, et pourtant c’est elles qui étaient « légales », qui étaient le vouloir de l’État, tandis que le bien, la résistance, la lutte, était du côté de l’illégal, de l’interdit), mais aussi, plus largement, et moins extrêmement, un pays crée ses lois dans une sorte de tâtonnement continu du présent pour s’arranger entre des aspirations à légiférer et l’état de la réalité, revient sur ses actes, fait ce qu’il peut. Et même si la succession des gouvernements ne se constituait que de gens de bien et de bonne volonté (ce qui est bien loin d’être le cas, nous le savons), et que le but des lois n’était que de faire le bien, il n’en reste pas moins qu’elles sont faites et dictées par des êtres faillibles, des hommes, des femmes, qui font des erreurs, décrètent illégal ce qui le lendemain sera légal, ou décrètent légal ce qui le lendemain sera interdit.

Autrement dit, la loi n’est pas un absolu moral, loin de là, c’est une négociation entre la réalité et la réalité. La transgresser n’est donc pas, non plus, un absolu, la transgression d’un absolu, nécessairement une faute morale : c’est un acte qui s’évalue selon des paramètres multiples, qui demandent plus de finesse qu’une simple option binaire « oui / non » pour « légal / illégal ». 

3 - Jusqu’à un certain point, une société donnée doit tolérer une certaine « marge de manœuvre » dans le comportement de ses citoyens, les responsabiliser, les laisser libres de leurs choix de bien ou de mal et de légalité ou d’illégalité, leur donner les outils de pensée et de critique pour qu’ils comprennent le bien, veuillent le bien, fassent le bien, et rectifier, ensuite, s’il s’en trouve, les problèmes, plutôt que de « couper l’herbe du possible sous le pied de la libre volonté ». Prévenir les problèmes, c’est-à-dire opérer par un système de « prévention », cela est bien, mais ne doit pas être, sauf face à certains extrêmes irréversibles (le meurtre, le viol…) l’empêchement total de faire autre chose. En d’autres termes, oui il faut faire en sorte, par exemple, au maximum, que le meurtre, le viol, ne puissent pas advenir. Mais il y a une infinité d’actes moins graves, aussi bien sur le plan légal que dans l’ordre du bien et du mal, auquel on ne doit pas empêcher physiquement et autoritairement le citoyen d’accéder, mais auquel on doit l’éduquer à ne pas souhaiter accéder. 

Et encore, même pour le meurtre, il faut le rappeler : je suis libre de te tuer. Oui, je suis libre de te tuer. Simplement, je choisis de ne pas vouloir te tuer. 

Je n’ai pas le « droit » de le faire, la loi ne m’y autorise pas, mais j’en ai la « liberté » : si je te plante un couteau dans le ventre, tu meurs. Cela montre que j’avais la liberté de le faire. Simplement, ensuite je vais en prison. C’est un choix. Je choisis entre te tuer et aller en prison, ou ne pas te tuer et ne pas aller en prison. Personnellement, je choisis de ne pas désirer te tuer. C’est ma liberté. D’être humain libre et responsable.


Ça veut dire que le droit, la liberté, le bien, ce sont des choses qui ne se recouvrent pas, qui discutent, qui se battent, se contredisent, qui se redéfinissent les unes les autres. Et qu’on ne doit pas rabattre les unes sur les autres en une seule notion qui les subsumerait toutes — les intègrerait toutes et les dominerait toutes — et serait la loi, qui est bien, des trois, la plus conjoncturelle et la moins fiable.




Bien, ceci c’était le préambule pour dire « nous devons avoir la possibilité de faire des choses illégales ».

Erri de Luca a appelé au sabotage de la ligne Lyon-Turin parce qu’il pense que le creusage de la ligne Lyon-Turin est marqué au sceau du mal. Donc la loi s’en est prise à Erri de Luca. Pourtant Erri de Luca a eu raison, parce qu’il a agi en fonction du bien, et non pas en fonction de la loi.



Ensuite, tout ceci étant dit, quelqu’un qui ne ferait que des choses légales n’offre pour autant aucune justification morale à l’idée de le surveiller en toute transparence. Un être humain est un être opaque, partiellement transparent et partiellement opaque, et vouloir le réduire à la transparence, effacer son opacité, c’est détruire l’humain en lui.
Nous avons besoin du secret. Nous avons besoin du privé. Nous avons besoin de ce qui « ne regarde que nous ». 


Pourquoi les parents doivent-ils frapper avant d’entrer dans la chambre de leur enfant ? Pas seulement parce qu’il pourrait être en train d’y faire des choses qui demandent à ne pas être vues ; mais parce que, par principe, ceci est son espace, ceci est son corps — étendu à la dimension d’une chambre, symboliquement —, ceci est son être, ceci est son intimité ; et qu’on n’y entre pas sans demander la permission, c’est-à-dire, pas nécessairement l’autorisation, mais simplement, la confirmation que l’intimité va refermer préalablement les fenêtres de ce qui ne regarde qu’elle, et se refaire, devant l’autre, un visage adéquat à ce qui se peut donner dans le rapport à l’autre.


Le spectre de la transparence tend à une humanité qui n’est plus, ni elle-même, ni capable d’être avec l’autre.



lundi 27 avril 2015

"D'après une histoire vraie" de Christian Rizzo



"D'après une histoire vraie" de Christian Rizzo, repris au 104 jusqu'à ce soir, était une magnifique et merveilleuse perfection de pureté, de beauté, d'humilité, de très douce et amicale — pour une fois que cela a un sens, et que ce sens a une valeur — masculinité, de grâce, de paix.






lundi 6 avril 2015

Le mensonge et la violence



J'ai décidé de créer cette page pour y poster les informations qui me semblent importantes concernant l'état présent du monde, sous des angles variables mais qui concordent tous pour indiquer le durcissement ou le redurcissement extrême des rapports de pouvoir, de lutte, de domination, qui s'établissent et se perpétuent entre d'un côté les dirigeants des gouvernements et des diverses structures de force, de surveillance, de décision, de direction et d'influence, de contrôle et de répression, et de création et application de lois dans le but expresse et quasiment unique de renforcer lesdits pouvoirs et les intérêts financiers qui s'y lient, et de l'autre côté, la masse infinie des gens, des personnes réelles, en tous lieux, de toutes langues, de tous visages, de tous sexes et de tous âges : structures de direction et de domination extrêmement peu nombreuses en quantité d'individus, mais extrêmement fortes en effets, et en effets, par contre, sur un nombre extrêmement immense d'êtres humains ; — humains mais aussi animaux, végétaux, vivants de quelque manière, et sur, plus largement, tout cela qui constitue le monde : lieux, villes, champs, prairies, montagnes, océans, espaces de vie et de relations, d'interactions entre les êtres, de bonheur et d'épanouissement possible ou d'écrasement interminable, d'étouffement complet ou de résistance, d'obscurité totale ou de lumière maintenue, préservée, cherchée, créée.

Si cela vous intéresse, je vous invite à liker cette page, et à la diffuser si elle vous semble susceptible d'intéresser d'autres personnes. (Ce que j'espère, étant donné qu'elle n'a d'autre but que d'informer toutes et tous de l'asservissement qu'on nous crée, et des moyens, au maximum, de le contrer, de l'éviter, d'inventer un monde en fonction des êtres, et non de plier les êtres à un monde s'éloignant de tout ce qui, eu égard aux exigences de la vie quelle qu'elle soit et de qui ou de quoi qu'elle soit, la rend possible.)






jeudi 2 avril 2015

Interview Charlemagne Palestine / Mondkopf



Drôle d'endroit pour une rencontre - Charlemagne Palestine & Mondkopf
Propos recueillis par Jérémie Grandsenne et Mathias Kusnierz

Interview réalisée pour Chronic'art à l'occasion de Sonic Protest :


Le 8 avril, dans le cadre du festival Sonic Protest qui s'ouvre ce soir et de l’imposante église Saint-Merry à Paris désormais habituée des concerts hors-normes, Charlemagne Palestine rencontrera Mondkopf, et l’on ne sait pas du tout à quoi ça va ressembler. On leur a donc demandé ce qui les rassemble : le jeune français Mondkopf, électronicien réservé et tête du label In Paradisum, s’exprimant avec modestie, et le grand Charlemagne Palestine, figure historique, chamanique et iconoclaste d’une école "minimaliste" qu'il réfute lui-même avec veeeeeeeeerve et énerggggggie, répétant les mêmes caractères comme il le ferait des notes d'un piano, d’un orgue, ou d’un harmonium. Dans la course, ses virgules se suivent comme autant de points de suspension, d’indications de rythme : bien sûr, nous livrons en l’état la partition. 

Charlemagne Palestine, Mondkopf, vos musiques sont en apparence très différentes, pourraient presque paraître opposées : d’un côté, le pianiste (et organiste, et harmoniumiste) minimaliste, à qui deux notes suffisent pour jouer une heure de belle musique, et de l’autre, le musicien aux influences électroniques, black metal et industrielles. Comment votre rencontre imprévisible a-t-elle eu lieu, et qu’en attendez-vous ?
Charlemagne Palestine : Bien que je puisse effectivement faire de la musique avec seulement deux notes,,,,, je peux aussi faire et j’ai fait des musicss avec des milliers de notes ou des tuyaux d’orgues, et je préfère le terme de « piano liquide » à celui, surutilisé et mal utilisé et qui ne s’applique pas à moi, de « minimal »,,,, car comme je,,,, peux jouer avec deux ou des milliers de notes,, le terme,,, maximal, est plus approprié,,,,, 
Mondkopf et moi avons joué pour la première fois ensemble à la Carrière de Normandoux en 2012,,,, c’est Jérémy Verrier et Stéphane Roux qui avaient proposé le dduo et j’ai tout de suite accepté le challenge,,,, la performance s’est très bien passée,,, Mondkopf et moi nous sommes très bien entendus et avons collaboré facilement,, donc ce n’était pas une surprise qu’on nous demande de rejouer ensemble, et j’ai hâte que le second tour arrive, comme pour des boxeurs ou des catcheurs (haha)!!
Mondkopf : Notre rencontre s'est faite par hasard. Le festival In Finé Workshop prévoyait de faire jouer Charlemagne Palestine avec Jackson & his computer band, mais celui-ci a annulé. Ils m'ont donc contacté pour le remplacer. Je connaissais les travaux de Charlemagne et j'écoute beaucoup de musique répétitive, c’était donc un honneur de pouvoir travailler avec lui ! 
Avez-vous l’impression que votre apparente différence a aussi des points communs plus abstraits, des « manières différentes de faire la même chose » ? Par exemple, un rapport au motif répétitif, ou une quête de transe, ou encore, si l’on peut le dire ainsi, des sons qui ne viennent pas du « centre du son » mais en quelque sorte des « périphéries » — comme les harmoniques du piano, par exemple, ne sont pas le « centre » du son, la note elle-même, mais en quelque sorte arrivent des bords et finalement peuvent envahir tout l’espace sonore ?
M : Je suis vraiment attaché à l'idée de transe dans la musique. J’aime l'idée que la musique soit puissante, qu’elle produise des émotions qui passent par le corps. C’est très important pour moi, en particulier, la façon de déclencher des mécaniques du corps qui peuvent aller jusqu’au vertige. Si un aspect harmonique s’ajoute à ça, on peut toucher à ces moments de transcendance où ton esprit se déconnecte de tout. Mais il faut que le public puisse ressentir la même chose, car si tu es tout seul dans ta transe ça n'a aucun intérêt.
CP : Je préfère la notion de liquidité à celle de répétition ,,,, transe, ouiiii ,,,,, des sons qui viennent du centre aux bords,, ?? J’aime les deux,, les territoires,,, tous les territoires,,, du proofond centre aux plus looointains et laaarges bords,,,,, touttt est bien !!!

Quel est votre regard respectif sur le monde musical de l’autre, non pas sur la musique que chacun d’entre vous fait personnellement, mais la musique autour de vous, la musique dont chacun de vous provient, ou de laquelle il s’entoure ? Charlemagne Palestine, comment ressentez-vous le monde musical de Mondkopf, et Mondkopf, quel est votre sentiment sur celui de Charlemagne Palestine ?
M : Je ne pense pas assez connaître ce « monde musical » de Charlemagne pour pouvoir répondre à cette question.
CP : ,,,, Je vois / entends le monde de Mondkopf comme aussi des varrriations des évolutions d’un continuum, drone, transe, traditions,,, parmi d’autres, que ma génération et moi avons découvert une génération plus tôt, des,,,, antiques,,,, primitives,,,, originelles,,, musiques des cultures du monde,,, et des rituels qui ont existé pendant des centaines et des milliers d’années déjà dans les traditions non-occidentales,,, de sorte que nous sommes des générations différentes influencées par des sources très anciennes et que nous nous sommes développés différemment avec de nouvelles expressions et de nouvelles technologies, parce que des temps nouveaux sont là,
Que pensez-vous du Black Metal et du fait que des gens comme Stephen O’Malley soient profondément influencés par le minimalisme américain et la musique contemporaine académique ? 
M : C'est stimulant, ça ouvre des portes sur de nouvelles façons de faire de la musique, en intégrant plein de techniques indépendamment des genres. Après, j'apprécie moins quand tout ça est intellectualisé. 
CP : Encore une fois, je résisterai à ce qui me semble un gros mot, ce terme de minimal,,, et je lui préferrrerai pour ma part celui de maximal,,,,,,, quant à l’académie,, si pompeuse et coincée, dans tous les sens, formes, manières,,,, une tradition,,, je l’évite autant que possible!!!

Charlemagne Palestine, même si vous continuez aujourd’hui de composer indépendamment d’une époque ou d’un style restreint, et que comme vous le dites vous réfutez l’académisme, vous êtes originellement relié au mouvement minimaliste américain, qui comprenait aussi des artistes visuels : Donald Judd, Sol LeWitt, Dan Flavin, Carl Andre, pour n’en nommer que les plus connus.
CP : Une fois encore, je souhaite ne pas reprendre à mon compte votre remarque et votre obsession au sujet de ce mot, « minimal ». Pour moi, « minimal » revient à laisser un petit pourboire mesquin dans un restaurant ou un bar. Les minimalistesss visuels, ce n’est qu’un terme qu’ils ont proposé, « minimalisme »,,, un terme qu’ils ont apprécié,, accepté,, et qui, mêmme, exxxplique leur expérience. Pourtant je pense que LeWitt – si on fait bien attention aux formes,, aux couleurss,, aux variations,, aux combinaisons,,, et à leurs développement,,, – eh bien c’est trèsss difficile, en fin de compte, de le ranger dans ce petit mott coincé du cul,, minimalisme. 
Et que ressentez-vous face à l’art actuel ? Vous sentez-vous proche d’une scène particulière ?
CP : Je me sens proche de tous les arts du présenttt, y compris les plus jeunes, plus ouverts à la fusion des atmosphères de ce présent,,, et prendre congé du minimal à jamaisss et accueillir le maximal pour toujourrrs,,
Mondkopf, vous avez créé un live avec le collectif visuel Trafik. Est-ce une manière pour vous de tisser un lien entre musique et arts visuels ou émotions visuelles ?
M : À la base, je ne suis pas très amateur des lumières de scène. Je crois que je préfère un concert dans le noir total plutôt que d'avoir des lumières de toutes les couleurs qui se baladent, surtout si elles sont en décalage avec la musique. Mais comme j'aime aussi tout ce qui touche à l'image ou aux visuels, j’essaie d'en incorporer dans ma musique, pour lui apporter une dimension supplémentaire. L’idée étant que ça cela reste assez abstrait pour laisser de la place pour l’imagination, que le live reste un pur moment de décrochage de la réalité. On peut penser que la musique se suffit à elle-même, mais j'aime trop les images pour ne pas en utiliser.
Charlemagne Palestine, vos performances naviguent entre rituel et installation : vous apportez tout un environnement physique et visuel avec vous. Ce lien entre votre musique et les arts visuels, la sculpture notamment, est-il particulièrement important ou significatif pour vous ? 
CP : Comme vous le dites, mes performances relèvent à la fois du rituel et de l’installation, j’apporte avec moi tout un environnement visuel et physique afin de relier les arts visuels, la sculpture, l’installation, la performance,,,, c’est pour ça, comment tout cet ensemble serait-il minimal??? c’est plutôt « total » qu’il faudrait dire.

Votre collaboration à Sonic Protest sera-t-elle complètement improvisée, ou un peu écrite tout de même ? Est-ce que vous répétez, ou jouerez-vous au débotté ? Comment en êtes-vous venus à être en phase l’un avec l’autre ?
CP : Pour le concert de la Carrière de Normandoux, nous n’avions absolument pas répété,,, à peine un sound check,,, avant la performance,,, cette fois nous avons trois jours à passer ensemble,,, aucune idée de ce qu’on va en faire,,
M : Notre live sera un peu de tout ça. De mon côté, je prépare un set-up pour être a l'aise avec la musique de Charlemagne, et apporter quelque chose en plus. On va répéter / improviser ensemble sur plusieurs jours avant le concert. Ces séances sont assez courtes en général, mais ça suffit à ce se mettre en phase avec lui, et à développer mon propre scénario à l'intérieur de ses improvisations de piano / voix / field recordings.
Que voulez-vous faire de ce concert ? 
M : Je tiens vraiment à être en harmonie avec sa musique. Je ne veux pas que ce live ressemble à deux artistes qui font leur musique habituelle, sans s'écouter.
CP : Pour moi,,,, miiiiieux que le meilleurrrrr,,, pirrrre que le pirrrre,,, au meilleurrrr sens du terme !!
Qu’a apporté votre collaboration passée à vos musiques respectives ? Allez-vous simplement réitéré votre collaboration selon les mêmes termes ou allez-vous tenter de la poussez plus loin ?
CP : Je ne me souviensss pas de ce que nous avons fait,,, dooonc rien à réitérer,, juste vivre, voir, entendre dans le moment présent,, c’est ce que je fais en généraaal et c’est ce que je ferai pour Sonic Protest.
M : Ce live à Poitiers, c’était le premier live où j'ai utilisé ma voix. Depuis, j'adore crier dans un micro ! C'est l'étape ultime de la catharsis que peut apporter une performance live. Pour ma part, ma musique a pas mal évolué depuis ce premier live ensemble. J’ai aussi plus de machines analogiques qu'avant, et je compte bien les utiliser pour Sonic Protest, ça ne risque donc pas d’être une redite.

Mondkopf, vous avez souvent dit que votre musique était une façon d’en apprendre davantage sur ses propres émotions. Charlemagne Palestine, on pourrait penser que votre musique a une dimension plus cérébrale. Comment faites vous se rejoindre ces contraires quand vous jouez ensemble ?
M : En s'écoutant, j'imagine. Une musique réellement transcendantale et cathartique doit de toute façon intégrer ces deux aspects.
CP : Ma musique n’est pas plus cérébrale que celle de Mondkopf,,,, juste un style différent,,, si les auditeurss sont cérébrauxx, peut-être perçoivent-ils une attitude cérébrale,, qui n’est pas mon intention,,, et c’est la première fois que j’entends le terme de « cérébral » à propos de mon travail.
Comment tirerez-vous parti de l’espace spécifique de l’église Saint-Merry ? Avez-vous l’intention d’utiliser l’acoustique et l’écho de l’église à votre avantage ?
CP : J’ai commencé dans des églises et des synagogues,, en ce qui concerne mon travail et son exécution, j’ai toujours adoré l’écho et les propriétés acoustiques d’un lieu,,, donc j’attends beaucoup de cet aspect de notre collaboration,, même si nous répétons dans un espace bien plus sec, les Instants Chavirés.
M : Charlemagne travaillant la répétition à partir de sons qui se prêtent bien à ce contexte (piano, voix, field recordings), il ne devrait pas trop avoir de problème avec l'acoustique. Pour ma part, ça va être plus compliqué, mais j’ai prévu de m’adapter. En même temps, j'y ai vu Merzbow et la sonorisation était parfaite, donc j'ai quand même des chances de pouvoir me lâcher sur les fréquences.

Charlemagne Palestine, vous avez commencé comme carillonneur à l’église Saint Thomas de Manhattan. Mondkopf, quant à vous, vous utilisez souvent des cloches dans vos morceaux. Y a-t-il pour vous une signification de la cloche ? Est-ce que pour Sonic Protest, dans cette église, vous allez vous retrouver autour de cet aspect-là ?
M : Je crois que ça vient juste de l'amour de ce son. Il est pur, il peut être puissant aussi bien que délicat. J'aime la dimension dramatique que des cloches peuvent apporter à une pièce. Il suffit d’écouter le Miserere d'Arvo Pärt ! Je n'ai pas de vraie cloche chez moi, mais cette question me donne envie de trouver un moyen d'en utiliser.
CP : Généralement, j’ouvre mes rituels avec deux verres,,, dernièrement je les entrrrechoque comme des cloches,,on verrra bien et on entendrrra bien si, tous deux, nous acquiescooons au DingDong ou si nous le refusoooons !!

Vos travaux respectifs explorent la dimension rituelle, spirituelle de la musique, mais avec des moyens très différents, des grammaires sonores presque opposées. Pensez-vous que vos lexiques musicaux respectifs seront complémentaires ?
CP : C’est vous qui nous dirrez s’ils le furrent ou noon.
M : Je ne crois pas apporter quoi que ce soit à Charlemagne, mais je sais que sa musique peut me servir de chemin pour faire évoluer la mienne.
Charlemagne Palestine, vous êtes un contemporain de Phill Niblock, Terry Riley, Steve Reich, Philip Glass, autant de musiciens qui ont beaucoup compté dans le parcours musical de Mondkopf. Jouer ensemble, est-ce transmettre un héritage ?
CP : Écoute le préseeent,,, joueee le préseeent,,, agis avec le préseeent,,,, c’est tout c’qui compte !!!! Ce qui est fait est fait,,, le passé appartient au passé,,,, owww is nowww and wowwww is wowwww!!!

France, du risque démocratique au monolithe fasciste




Je ne sais pas si c'est bien bien clair pour tout le monde, mais justifier des méthodes jusque là ‪‎illégales‬ de ‪‎renseignement‬, sans contrôle du judiciaire‬ sur l'exécutif‬, au motif de la "‪‎prévention‬ des violences collectives de nature à porter gravement atteinte‬ à la paix‬ publique‬", cette formulation extrêmement générale et donc universelle signifie très exactement, précisément par cet aspect extrêmement général et donc universel, et quels que soient ensuite les semblants de précisions apportés par oral pour faire passer un écrit qui lui ne les contiendra pas, que l'appareil gouvernemental et de police peut s'autoriser de surveiller, sans aucune justification judiciaire, absolument n'importe qui appartenant à n'importe quel "collectif" (trois personnes, c'est un "collectif") dont on suppose ou dont on choisit de supposer que ses actions, ou ses projets d'actions, sont potentiellement de "nature" à porter "gravement atteinte" à la "paix publique".

Et donc, potentiellement, absolument n'importe qui.

Et c'est également et presque "surtout", par contrecoup immédiat ou corollaire direct, rendre potentiellement illégale, du moins suspecte, et en tout arbitraire surveillable comme telle, sans que personne doive en rendre compte devant la justice, et donc devant la loi!, toute réunion ou tout projet de réunion ayant pour visée la contestation de l'ordre tel qu'il est (ce qu'on appelle traditionnellement "l'ordre établi", mais il faut rendre aux mots leur sens : l'ordre tel qu'il s'institue dans un certain ensemble de lois, d'usages, et de moyens de peur et de force pour maintenir et faire respecter ces lois, ces usages).

En un mot comme en cent : toute insurrection devient criminelle, toute révolte devient hors-la-loi, tout projet contre le pouvoir devient un ennemi du bien, et non plus seulement un adversaire, démocratique et libre, d'un certain pouvoir.

Et en contrejour, bien sûr, on aperçoit la possibilité de décider de n'importe quelle "réunion" qu'elle est une ennemie de la paix, et d'interdire cette réunion, ce qui est, en France, aussi anticonstitutionnel qu'antirépublicain.

Pardon, mais c'est le passage d'un état de débat (de démocratie, si l'on y tient) et de risque, c'est-à-dire ouvert à devoir rendre compte devant les citoyens des résultats de sa politique‬, et à en accepter la contradiction‬, et à courir le risque que cette contradiction s'incarne dans des actions‬ violentes, qui seront éventuellement punies par la loi — ensuite! mais ensuite!, seulement si crime ou tentative de crime il y a bien eu! — à un état à caractère fasciste‬, c'est-à-dire asseyant son monolithisme sur la création de lois qui le rendent — littéralement — "in-contestable" ; et en empêchant, en amont, la "contestation" de s'exprimer par des actions "collectives" (trente millions de personnes, c'est un "collectif") à l'encontre du pouvoir, au motif, parfaitement indéterminable de manière prévisionnelle, et assez fourre-tout pour que tout y entre, que peut-être, peut-être, peut-être, une hypothétique et bien vague "paix publique", — dont l'exécutif, c'est-à-dire le président‬ de la République‬ et le gouvernement dirigé par le premier‬ ministre‬, sont à titre individuel seuls juges, sans devoir, encore une fois, en rendre compte devant une quelconque justice, le moindre appareil judiciaire, ou une quelconque balance objective et commune à toutes et à tous des lois‬ —, s'en trouverait "gravement atteinte".



mercredi 1 avril 2015

Tout ira bien



Fukushima ça va aller. Nan je déconne poisson d'avril. On a un gouvernement de gauche. Nan je déconne poisson d'avril. On fait au mieux pour s'en sortir. Nan je déconne poisson d'avril. On respecte la vie humaine, la vie animale, végétale, la terre, le monde, et au minimum, la simple raison. Nan je déconne poisson d'avril.



Cochon plus qu'humain



Les cochons sont intelligents. 

Intelligence machiavélienne, ainsi nommée par les scientifiques : 

Une jeune truie se dirige vers une source de succulentes racines, quand elle croise la femelle dominante de son groupe, plus massive qu'elle et connue pour lui chiper régulièrement de la nourriture. Au lieu d'aller jusqu'à l'emplacement des racines et creuser (à portée visuelle de sa rivale), elle poursuit son chemin dans une autre direction. Plus tard, quand la rivale s'en est allée, elle revient chercher les racines.


Intelligence que j'appelle, pour ma part, fabuleuse : 

En 1998 en Pennsylvanie, lorsqu'une certaine Jo Ann Altsman a eu une crise cardiaque, LuLu, le cochon "nain" vietnamien de sa fille, a filé par la trappe pour chien dans la rue et s'est allongé en travers de la route. Quand enfin un automobiliste a osé s'arrêter et ouvrir sa portière, LuLu l'a conduit auprès de Jo Ann, il a appelé une ambulance et Jo Ann a survécu.

On suppose que malgré l'emploi syntaxiquement incertain du pronom "il", ce n'est pourtant pas le cochon qui a lui-même appelé une ambulance. "Allô l'ambulance ? c'est cochon, là." 
Néanmoins, il s'est quand même allongé au milieu de la route, ce dont il a compris et anticipé que ça ferait s'arrêter une voiture, dont il a compris et anticipé qu'un humain sortirait, dont il a anticipé qu'il pourrait alors l'inviter à le suivre, dont il a anticipé qu'il pourrait lui montrer sa maîtresse mal en point et que l'humain numéro 2 — donc il a aussi compris quelque chose de magnifiquement abstrait comme le fait qu'il y a une espèce des humains, et que parmi eux un humain qu'il ne connaît pas encore, va apparaître (et que par suite ils pourront tous interagir) — pourra la sauver. 

Je dis c'est fabuleux, je dis ce cochon est plus intelligent et plus prévoyant que les gouvernants du monde, je dis roulez-vous dans la boue et apprenez la propreté, celle du corps, celle de l'âme, et arrêtez de taper les bêtes, les humains, et tout ce qui fait preuve d'existence, nom de Dieu. 










Le vivant c'est le réel




Salopards de confondeurs de "réalité" avec "dégueulasserie". Non, on n'est pas obligé de vouloir absolument que le monde soit dégueulasse. Non, on n'est pas obligé de tuer dans l'œuf toute tentative de l'améliorer, et surtout toute tentative de l'améliorer concrètement. Non, on n'est pas obligé de considérer que tout ce qui vise au bonheur des êtres et non pas à la subordination aveugle aux lois du marché constitue un "enfantillage", un projet "irréaliste", étant donné que c'est précisément LÀ qu'elle est, la réalité, là dans les êtres, là dans les gens, là dans les corps, bien plus que dans les "enfantillages", précisément — fussent-ils des enfantillages à coups de lois et à coups de milliards —, des quelques psychopathes menteurs, imbéciles, autocentrés et ignorants de la réalité que constituent pourtant les centaines de millions d'êtres humains qu'ils dirigent, qui se trouvent à la tête de pays ou de continents dont ils ne sont, depuis longtemps, plus que la tête sans corps : têtes a-corps, comme il y a des corps a-céphales, dirigeants qui ne dirigent rien d'autre que leur propre direction, comme une tête qui dirait "va à gauche, va à droite!" (enfin surtout à droite) à son corps obligé de la suivre sans avoir la moindre possibilité de lui répliquer qu'à droite, là, où elle veut aller, en fait, il y a un précipice, ou que si vraiment elle y tient, d'accord, mais qu'il mangerait bien quand même un truc avant d'y aller : avant d'aller au fond, là tout au fond où on se dirige. 





vendredi 27 mars 2015

Sacrifice, communauté, pauvreté et vie



René Girard présentant rapidement son ouvrage Des choses cachées depuis la fondation du monde à la télévision.

Sacrifice, violence et sacré, paganisme et judéo-christianisme, bouc émissaire. 

« …Et très rapidement, le mimétisme va rassembler la communauté entière contre une victime, au fond, aléatoire ».








Sacrifice et sacrifices, Anatolie néolithique, agriculture et chasse, sacrifice et sacré, sacré et saint…

Featuring René Girard et les aurochs.
Suivi d'Ysé Tardan Masquelier, et du Père Jean-Robert Armogathe :

« …L’essence du sacrifice, c’est d’être un hommage du néant à l’être » :







Trois interventions, enfin, sur le thème "Pauvreté et jouissance" : par Jean-Guilhem Xerri, des considérations générales relativement évidentes mais parfois brusquement pertinentes ; par Nahal Chahal, sociologue, qui éclaire des situations de pauvreté notamment en Égypte et au Liban ; et enfin, et peut-être surtout, par Monseigneur Pierre D'Ornellas, une déclaration relativement brève et extrêmement simple, et juste et belle, sur les êtres humains réels, rencontrés et nommés, à qui il aurait voulu plutôt donner la parole, que les citer ; et sur la mort, et sur le dénuement, l'humiliation, et sur la vie ; dans une relation, bien sûr, à la parole chrétienne, la première historiquement à s'être adressée au pauvre - ce singulier choquant prend son sens à mesure qu'avance l'intervention de Mgr Pierre D'Ornellas -, et à lui avoir rendu, au même titre que le bien-portant, sa place d'être humain entier et vivant, et peut-être même, non pas seulement, à qui il fallait "aussi" s'adresser, mais à qui il fallait, peut-être, particulièrement s'adresser. Et qui en échange de son manque de tout, accèdera, s'il peut s'en saisir, à quelque chose de l'ordre de la vie. 

« Mon âme colle à la poussière. Mon âme est du côté du vide. »

« Avant que je sois humilié, moi, je m’égarais. » 




dimanche 22 mars 2015

22 mars 2015



Chère France, chère gauche, chère droite, ça y est, vous m'avez eu : je ne vais pas aller voter. J'en ai plus rien à foutre que ça soit l'extrême-droite ou vous. Vous êtes tous la même chienlit capital-fasciste inhumaine criminelle, vous pouvez bien tous aller vous faire foutre. Non je ne crois pas une seconde que si l'extrême-droite passe, les gens vont se rebeller et faire la révolution avec leurs petites fourches. Je crois que l'extrême-droite va passer, à un moment ou à un autre, d'une manière ou d'une autre, sous un nom ou un autre, sous une forme ou une autre, et que ça continuera comme c'est, en augmentant le pire d'un peu, encore un peu, toujours encore un petit peu plus. Je crois seulement que nous sommes déjà en extrême-droite. Nous sommes déjà dans l'après-démocratie. Nous sommes déjà dans l'après-système représentatif. Comme le sucre en caramel, la démocratie représentative a fondu en oligarchie, retournant à son point de départ. Tout le chemin est encore à refaire, tout le cycle, mais d'abord il semble qu'il lui faille passer par une chute complète. Chute donc, mon petit. Si c'est ça que tu veux.







mercredi 11 mars 2015

Fukushima maintenant



S'il vous plaît, lisez, copiez-collez, diffusez et partagez. 


11 mars 2015, Fukushima + 4 ans. Même en se basant seulement sur les déclarations de Tepco eux-mêmes, cet article du Monde est un tissu de mensonges infiniment en-dessous de la réalité. La situation qu'il décrit, nous serions bien heureux de l'avoir. En réalité un chaos bien plus sombre règne à l'Est du Japon :

- "« Le Japon a fait des progrès significatifs. La situation sur le site s’est améliorée. Mais elle reste très compliquée. » Tel est le constat des experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)"
> Non c'est faux la situation est de pire en pire, tous les deux jours la radioactivité sur site se multiplie par 2500 ou par 10 000 (oui oui) sans que personne ait la moindre idée de l'explication, Tepco donne des conférences de presse pour relater les pics soudains sans être capable d'y apporter d'explication, ce qui est normal puisqu'à l'heure actuelle personne n'en est capable. 

- "« Un travail considérable a été réalisé avec d’énormes moyens.»" 
> Faux, la communauté internationale scientifique et politique n'a cessé depuis quatre ans de critiquer l'incurie de Tepco (sans jeu de mots), l'absence de volonté de mettre en œuvre les moyens réels qui auraient pu enrayer de manière un peu plus efficace la catastrophe qui s'annonçait, et leur amateurisme assumé sur beaucoup de points, dû à une priorité qui n'était pas de résoudre une situation extrêmement menaçante pour la terre entière et l'espèce humaine dans son ensemble, mais de préserver au maximum les intérêts de leurs actionnaires. (Oui, vraiment, comme dans les films, oui, vraiment.)

- "Plus de 6 000 ouvriers se relaient en permanence – les niveaux de radiation obligeant à faire tourner les équipes – pour une gigantesque entreprise de démantèlement qui ne sera pas achevée avant trente ou quarante ans." 
> Le chiffre annoncé par Tepco correspond à 40 et non 30 ans, cependant même ces 40 ans ont toujours été avancés comme miraculeusement et sans jamais, en plus de mille conférences de presse quotidiennes depuis le 11 mars 2011, donner le moindre indice de planning ou d'évaluation factuelle qui pourrait justifier une telle projection. Concrètement, aucun fait ne permet d'étayer la moindre hypothèse temporelle. 

- "Ce sont donc, quotidiennement, 650 tonnes d’eau radioactive qui doivent être pompées et traitées, avant d’être, pour une part, réintroduites dans le circuit de refroidissement et, pour le reste, entreposées sur le site, dans près d’un millier de réservoirs alignés à perte de vue ou enterrés. Plus le temps passe et plus le stock augmente : il se monte actuellement à 600 000 tonnes, et Tepco a d’ores et déjà prévu une capacité de stockage de près de 800 000 tonnes."
> Faux, il y a plus d'un an et demi que ces cuves sont pleines, il n'y a plus aucune capacité de stockage disponible, Tepco a vu venir longtemps à l'avance le moment où les cuves seraient pleines, et, tout en sachant que chaque cuve demande 1 mois de construction (oui), n'a jamais mis en place de programme pour relancer à temps la construction de nouvelles cuves. (Par ailleurs celles qui sont pleines, pour une bonne part, fuient.)

- "Après avoir subi une série de pannes, ils peuvent aujourd’hui traiter jusqu’à 2 000 m³ d’eau par jour, pour en éliminer l’ensemble des radionucléides, à l’exception du tritium, pour lequel il n’existe pas de procédé d’extraction." 
> L'ensemble des radionucléides excepté le tritium ? C'est faux ou c'est une blague ? À part le tritium, tous les éléments radioactifs sont quotidiennement traités ? À part le tritium, tout va bien ? À quelle heure, en quel lieu ? Merci d'écrire à la rédaction du journal pour tout détail sur cet "ensemble" quotidiennement traité. 

- "Si bien que Tepco espère avoir bientôt dépollué toute l’eau entreposée sur le site : au début de l’année, l’entreprise a annoncé que cet objectif ne serait pas atteint fin mars comme prévu, mais, « si le rythme actuel est maintenu, courant mai »." 
> Faux, faux, faux et archifaux, Tepco nage dans le chaos et il est absolument impensable à l'heure actuelle d'envisager avoir "dépollué toute l'eau entreposée sur le site" ni en mai ni en juin ni dans cinq ans, parce qu'on n'a pas la moindre idée encore de comment ce serait bien possible. 

- "Fin février, des capteurs placés sur une conduite d’évacuation des eaux pluviales et souterraines vers la mer ont ainsi mesuré des taux de radioactivité 70 fois supérieurs aux valeurs habituellement enregistrées sur le site."
> Faux, faux et archifaux, on mesure régulièrement des pics de radioactivité * plusieurs milliers de fois *, oui, *plusieurs milliers de fois*, supérieurs à celle habituellement mesurée sur le site (qui est déjà elle-même largement supérieure à celle d'un honnête salon parisien), et sans aucune explication pour ces pics. Les conférences de presse de Tepco elles-mêmes attestent de ces chiffres, ce ne sont aucunement des extrapolations mais des données parfaitement vérifiables, ces mesures sont faites par Tepco eux-mêmes et divulguées par Tepco eux-mêmes lors de leurs conférences de presse, et sans explication donnée.

- "Quelques jours plus tard, c’est une nappe d’eau de vingt mètres de long qui a été découverte dans le bâtiment des turbines d’un réacteur."
> Pas faux mais extrêmement incomplet, puisque tous les deux jours on découvre des fuites de 2 tonnes, 650 litres, dix mètres… Cette nappe n'a rien d'un événement exceptionnel, c'est comme découvrir un mort à la guerre, c'est le quotidien et le permanent. Ça fuit de partout, ça gicle, ça vomit de l'eau à l'atome à tous les coins de centrale, le navire prend l'eau de tous les bouts.

- "Pour limiter les rejets dans le Pacifique, une batterie de parades a été déployée."
> Et abandonnée depuis, à l'heure actuelle Tepco rejette 650 tonnes d'eau extrêmement radioactive par jour dans le Pacifique, de manière tout à fait officielle et vérifiable dans leurs conférences de presse. Ils se sont même récemment appuyés sur les conclusions de l'Agence internationale de l’énergie atomique, qui après inspection déclarait qu'il n'y avait actuellement pas d'autre solution, pour transformer discrètement leurs propos en prétendant que l'Agence "préconisait" le rejet dans le Pacifique de ces eaux radioactives. Non, "il n'y a pas d'autre solution que mourir" et "préconiser la mort" sont deux choses vivement différentes.

- "… un « mur de glace » souterrain destiné à faire écran entre la nappe et les bâtiments nucléaires, grâce à l’injection d’un liquide gélifiant dans un réseau de 1 500 tuyaux enterrés. Les essais de glaciation du terrain devraient débuter cet été."
> Faux, cette barrière a été envisagée, les travaux ont commencé en 2014, Tepco a voulu faire des économies (c'est prioritaire face à la santé publique) en n'adjoignant pas au mur de glace le mur d'argile qui aurait pu un peu en augmenter les chances d'efficacité, on a vaguement essayé quelque temps mais ça ne marchait pas, ça fondait, ça ne prenait pas, ça ratait, et les travaux, loin de commencer cet été 2015, ont déjà été *abandonnés* à cet été 2014. 

- "A terme, toute l’eau accumulée devra pourtant, une fois traitée, être rejetée dans l’océan. C’est la solution que préconise l’AIEA."
> Faux deux fois : 1, à l'heure actuelle, toute l'eau EST rejetée dans l'océan et sans traitement. Et 2, l'AIEA n'a pas du tout "préconisé" cette solution, mais a seulement constaté que compte tenu de l'état catastrophique des installations, du fait que Tepco n'a construit en 4 ans aucune citerne de stockage supplémentaire, et du fait que la catastrophe et la radioactivité augmentent sans qu'on n'y puisse rien, et du fait qu'à l'heure actuelle l'humanité ne DISPOSE PAS de solution, eh bien concrètement on ne peut rien faire d'autre, que d'aller en faire profiter les poissons. 

- "D’autant que la pollution du milieu marin, si elle a beaucoup décru, n’a pas disparu."
> Faux au point qu'on ne voit même pas sur quelle fantaisie l'article peut se baser pour avancer cela, la pollution du milieu marin ne fait qu'augmenter chaque jour, tout le monde le constate, toutes les mesures le montrent, et le bon sens interdit de supposer le contraire étant donné qu'on continue de verser 200 000 tonnes d'eau extrêmement radioactive par mois dans l'océan, comment diable la pollution en milieu marin pourrait-elle bien décroître, je vous le demande. 

- "Dans un rayon de 20 km autour de la centrale, on trouve des « points chauds » où la radioactivité des sédiments marins atteint 5 000 becquerels par kilo (Bq/kg)."
> Ce serait tellement bien si l'on avait seulement quelques points chauds dans les 20 km autour de la centrale. La vérité c'est qu'on trouve des poissons radioactifs jusqu'aux côtes de Californie, et qu'on finira bien par en trouver à la Bourboule et dans votre lit.

- "Ce qui explique que la pêche demeure interdite dans la préfecture japonaise."
> Faux, le premier ministre Abe a autorisé la réouverture de la pêche dans les eaux avoisinantes, en nourrit sa population et exporte dans les pays voisins ses poissons au mieux incertains (la Corée refuse, Singapour accepte), en mentant bien entendu à tout le monde sur le danger réel que représentent ces denrées. 

- "Le plus difficile reste à venir : l’évacuation des cœurs des trois réacteurs, qui ont fondu juste après l’accident en formant un magma extrêmement radioactif (du corium), lequel a perforé les cuves et s’est répandu au fond des bâtiments."
> Vrai, c'est le plus difficile, dans la mesure ou à l'heure actuelle personne sur cette foutue terre n'a la MOINDRE idée de comment on pourrait bien s'y prendre. Entre-temps, le cœur fond, descend conséquemment dans le sol, et finira à un moment ou à un autre par atteindre les nappes phréatiques, et à répandre la mort dans tout le pays à la vitesse d'un avion de chasse. 

- "Tepco ne prévoit pas de s’y attaquer avant 2020 ou 2025."
> Ça, c'est vrai. De toute façon de manière générale, Tepco ne prévoit pas de s'attaquer aux problèmes avant la Saint-Glinglin, alors 2020 ou 2025, c'est sûr, c'est bien le minimum.

- "Une intervention humaine directe est impossible."
> Ça, c'est sûr. 

- " Il faudra localiser le corium avec des caméras, concevoir des robots commandés à distance avec des outils de découpe et d’extraction spéciaux, fabriquer des conditionnements adaptés…"
> Ça, c'est vrai. Par contre, pour l'instant, depuis quatre ans, ces conditionnements adaptés, ces robots, personne ne cherche à les concevoir. Alors on a bien le temps avant qu'ils apparaissent.

- "Une intervention que l’AIEA qualifie d’« énorme défi à long terme » et qui n’a encore été réalisée nulle part ailleurs."
> Ça, c'est vrai. On peut même être un peu plus vrai encore, en disant que c'est un défi qui n'est pas seulement "énorme" mais très simplement et très nettement *au-dessus* des capacités scientifiques et techniques actuelles et immédiatement prochaines de l'humanité, et que comme pour l'instant tout le monde s'en fout, et que personne ne cherche à le résoudre, le "long terme" risque de durer bien longtemps.


On admire des concombres qui émettent la nuit une belle lumière bleue.




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Tout le monde est responsable. Chacun est responsable. Chacune est responsable. C'est maintenant. C'est vous, c'est nous.



mardi 10 mars 2015

10 Mars 2015, Dead Cities



10 mars 2015, date de commémoration du 10 mars 1945, où les Américains ont détruit en une nuit aux bombes incendiaires le tiers de Tokyo et brûlé 95 000 civils qui n'avaient rien demandé à personne, sera l'occasion de vous recommander ce livre remarquable, Dead Cities de Mike Davis, dont tout le premier tiers est consacré aux essais de bombes incendiaires réalisés par les Américains dans le Nevada - ou je ne sais plus quel désert à la con dont les États-Unis ont le secret - sur des "maquettes" des quartiers populaires de Berlin et de Tokyo, réalisées à l'échelle 1 et en utilisant les architectures et les matériaux réels des quartiers populaires de ces villes, en collaboration avec des architectes, des scientifiques, et des décorateurs de la RKO, le grand studio hollywoodien, pour déterminer, sur la base de ces architectures et matériaux réels, quels types de bombes les brûleraient le mieux quand on irait les brûler en vrai. Alors on construisait, on essayait (on brûlait), on reconstruisait, on réessayait un peu différemment (on re-brûlait, avec une formule arrangée), on reconstruisait…
Et on élaborait des stratégies sur quels quartiers aller brûler en priorité, et dans quel but politique et social (émeutes populaires, par exemple), etc. 
Dégueulasse, très documenté et très instructif (trois termes ici hélas tristement synonymes).
Le second tiers évoque les "écologies de la ruine", ou quelque chose comme ça - d'observation et de projection, que se passe-t-il quand un écosystème urbain et régi par l'homme est soudain vidé de l'homme : quel écosystème apparaît, que font les plantes, les animaux, qu'est-ce que ça crée et où ça va ?
Enfin, la dernière partie fait retour sur l'escalade sécuritaire américaine de la décennie post-11 septembre, la croyance riche qu'en mettant les pauvres à l'écart "on" s'en sortira, et la preuve par a + b que le jour où les pauvres commenceront à s'effondrer des maladies qui auront pu émerger à cause des conditions de vie et d'hygiène qu'on leur aura crées, les riches mourront aussi. Bonne journée.


Mike Davis, Dead Cities, Les Prairies Ordinaires, Paris, 2009, 12 €

Trouver ici.


Santours



- 26 février 2015 -

Dans la rame, le monsieur jouait du santour. Le santour, c'est cet instrument moyen-oriental qui ressemble un peu à une cithare, quand on ne connaît pas bien la différence entre un santour et une cithare ; peut-être turc, peut-être iranien, je ne sais pas ; j'ai envie de dire "perse", mais va savoir ; je suppose que c'est comme le houmous, ça vient d'un peu partout ; ça se joue avec deux baguettes en bois qui viennent frapper les cordes horizontales, comme une sorte de piano qui se porte, se pose sur une table ou se porte en sangle, avec des harmonies qui ne sont pas celles du piano qu'on trouve dans les maisons de France. Certains jouent du santour sans grande subtilité, mélangeant comme on sait des fragments de Lettre à Élise avec des refrains de Dalida, ils tapent sur les cordes comme ils peuvent, s'en fichant un peu à vrai dire, parce qu'il faut bien gagner trois francs, et que ça reste un des possibles. Lui non, il jouait d'une grande douceur, ça passait du doux au plus fort avec beaucoup de naturel, de subtilité, on sentait, en un mot, que c'était vraiment un musicien. Peut-être même, me suis-je dit, c'est sans doute un très bon musicien de santour, quelqu'un qui dans son pays, que je ne connais toujours pas, est considéré comme un très bon musicien de santour, qu'on respecte pour ça, qu'on félicite, qu'on remercie ; qui ici, en France, vend ça pour trois francs dans une rame puis l'autre du métro, de la ligne 8, en espérant qu'on l'entende, en espérant qu'il ait trois francs. Après avoir joué il est passé, je lui ai souri désolé en disant j'ai pas ; je le savais, j'avais eu 75 centimes de monnaie dans ma poche, que j'avais filé deux heures avant à un pépé fini qui vendait un journal à la gare Saint-Lazare, qui ne m'avait pas vu, avait pris ses 75 centimes, les avait comptés, alors pour lui, pour le joueur de santour, je ne les avais plus. Il a dit quelque chose en me souriant désolé, il a fait son petit tour auprès des autres, à peine du regard, ça n'intéressait personne, il l'avait vite vu, on s'est re-regardé, je lui ai re-souri, en souriant aussi il m'a dit : "Je suis triste. Bonne soirée."

À la station suivante je suis sorti du métro ; tandis que je passais les portes, arrivait au tourniquet une très belle jeune fille ; l'ayant regardée approcher je me demandais si c'était ou non **, que je connaissais, mais n'avais pas vue depuis longtemps. Quand elle est arrivée à ma hauteur, bataillant un petit peu pour faire accepter au tourniquet son pass navigo à travers son sac, je l'ai appelée du nom de celle que je connais, interrogativement ; elle ne m'a pas entendu je crois, je ne l'ai pas dit fort ; le temps de supposer qu'elle n'avait pas dû m'entendre j'avais continué de la regarder en attendant qu'elle me réponde, ou pas, et j'ai pu me dire que ce n'était pas celle que je connaissais ; qui est encore plus belle, extrêmement, vraiment ; c'est incroyable. Je suis sorti et il pleuvait. Une vraie pluie, une qui va durer jusqu'à ce qu'elle en ait assez, qu'elle ait bien dit tout ce qu'elle avait à dire, qu'elle ait bien plu, bien duré, bien mouillé tout le monde. Il n'y a rien dans ce monde qui soit plus beau que les jolies filles qui sont vivantes, il n'y a rien. Ceux qui ne comprennent pas ça ou qui continuent de dire autre chose, comme si on le savait bien mais qu'en même temps on allait quand même dire autre chose, n'ont rien compris à rien. Ce n'est pas autre chose qu'il faut dire, c'est ça. J'ai marché vers chez moi et dans un restaurant industriel un tout petit yorkshire minuscule, avec un tout petit morceau de cuir pour couvrir son dos, se levait pattes avant sur les pieds de la table, remuant frétillant très fort dans l'espérance surexcitée d'avoir un morceau de moule, un morceau de frite, un morceau de bifteck.

Gérard Violette est mort



- 24 septembre 2014 -

Je ne vois pas de RIP partout comme c'est le cas d'habitude, alors si comme c'était mon cas il y a deux minutes vous ne le savez pas, je vous en informe : Gérard Violette vient de nous quitter. Il faut bien toujours que ça arrive, mais tout de même, c'est bien triste. Du peu que je l'avais aperçu - à ses présentations de saisons, ou saluant comme moi Xavier Le Roy, que je ne connaissais pas non plus personnellement, après la première de Self-unfinished… -, il s'exprimait toujours d'une manière qui laissait apparaître beaucoup de finesse, de sensibilité et d'intelligence, qu'il avait mises (vous avez vu ? même grammaticalement les qualités sont féminines) au service de la magnifique programmation de danse contemporaine qu'il avait donnée pendant de nombreuses années au Théâtre de la Ville.

samedi 10 août 2013

Marie à la terrasse, cinéma, expression, intérieur et extérieur




Tiens, voilà, je pourrais faire ça aujourd'hui.
Je sais que je pars pour deux heures, je sais que ça me prendra la journée.
Il est 14 h 15, belle heure, c'est les vacances, beau temps, je bois un peu de café et j'écoute les voitures, discrètes, je sens le soleil derrière moi dans mon studio un peu en renfoncement où la lumière entre surtout quand il y en a beaucoup, moins sinon, je tourne le dos aux fenêtres mais je sens la présence de leur éclaircissement, elles sont tout près tout de même, ce n'est pas très grand ici, et le bruit des voitures est une jolie musique, comme des vagues, pas de grands cris, des vagues qui passent d'un bout à l'autre du bout de boulevard qui est là, à vingt mètres, dans ce morceau d'été.

Voilà, suite à mon précédent article j'avais eu envie d'écrire quelque chose de plus, qui se serait appelé, par exemple, PS à Sofia Coppola, et à d'autres ; sur un point précis, assez précis, un problème de son film, dont je n'avais pas parlé, et qui est aussi un problème de beaucoup de films ; et c'est ce qui différencie beaucoup de films, d'autres, qui eux, sont justes ; et d'autres objets que des films, aussi, portent ce problème sans le savoir, sans le voir, sans le résoudre ; beaucoup le porteront toujours ; souvent des gens le portent, des personnes, souvent ou parfois, je ne sais pas ce qu'il faut dire, c'est toujours compliqué quand on prétend dire quelque chose "des gens" en ayant l'air de s'en extraire, quoi, vous voulez dire les autres ? Et qu'en savez-vous, que savez-vous d'eux ?
Non, je ne le prétends pas. Pour certains je le sais, mais les gens qui sont comme ça, ça les rend souvent difficiles, je ne les fréquente pas assez pour en savoir beaucoup plus ; j'évite leur compagnie avec le plus de politesse possible, quand j'y suis j'y tâche de m'y faire une place, ça ne les rend pas désagréables, ça laisse seulement planer comme en retrait le sentiment confus et un peu désolé de leur manquement à quelque chose, à eux-mêmes, à une part d'eux-mêmes qui serait leur vrai cœur et dont ils semblent avoir fait le choix de ne pas voir le moyen de s'y lier, de s'y fondre, d'être ça.

Mais les gens c'est une autre question, c'est compliqué, il faut prendre du temps pour parler, pour parler sans dire trop de sottises, trop de raccourcis, sans juger sans s'en rendre compte, sans se tromper, sur eux, sur soi comme celui qui parle, sur les idées mêmes qu'on amène, qui deviennent tout de suite trop rapides, trop mal taillées, trop brutes, inappropriées au détail, à la réalité, aux personnes réelles qu'on transforme par presse en quelques phrases mal regardées, dont on se rend mal compte de ce qu'elles disent, de ce qu'elles manquent.

Alors je vais parler de cinéma. C'est plus simple. C'est beaucoup, le cinéma ; mais c'est plus simple que les personnes, tout de même, ce sont des objets, pas des corps ; un corps un humain c'est obscur, tout de même, c'est opaque, on ne voit pas à l'intérieur, on n'en voit pas les méandres, on ne constate seulement que les signes extérieurs, les paroles, les habits, les visages, les coiffures, les maquillages, les poudres sur les joues, les choix de vocabulaire, les petites cicatrices, les petites imperfections, les grâces. On s'en fait une idée, on s'en fait une personne, mais après tout qui est-ce, quelle histoire, quelle traversée, quelle oblique de la ligne qui part de l'intérieur à l'extérieur, on ne peut faire que supposer, sentir, deviner, se laisser aller à croire qu'on connaît.

Le cinéma c'est autre chose, un film c'est un film, ce n'est pas ce qu'il y a dedans, à l'intérieur, et qu'on ne verrait pas ; ce qu'on ne voit pas, c'est ce qu'on n'a pas à voir, c'est ce qui n'est pas à voir. Il n'y a rien de caché, dans un film : tout est là, donné dans le visible, en pleine lumière. Il n'y a pas d'histoire antérieure, pas de demain, le présent de ce qu'on en connaît, le présent de ce film qu'on voit, est le seul temps qui existe, qui soit réel : comme un être qui donnerait à tous la même rencontre, ce même café à une terrasse, en un même vendredi soir, à la même heure, jusqu'au même départ à la même heure, le même au revoir, le même bus pris, le même carrefour, le même reflet sur la vitrine, sur le caniveau, et le même arrêt du moment. Si elle s'appelait Marie, quiconque rencontrerait Marie, la rencontrerait ce jour-là, au même endroit, et elle lui dirait les mêmes choses. Ce serait fou, et d'une merveilleuse simplicité.
Le cinéma, c'est Marie.
Je vous salue.
Hors de cette terrasse, de ce vendredi soir, après 19 heures et quelques minutes, elle n'existe pas ; chaque fois qu'elle existe, c'est là, à cette heure, à cette table, à cette chaise ; et toujours ce même sourire ; ce même sourire. Cette même hésitation dans le tremblement de la voix, quand elle parle de la marque de voiture ; à la minute trente ; ce même nom qu'elle donne à l'amour, parce que les filles, dans les films, quand elles parlent, parlent souvent d'amour, ou à la guerre, ou au chocolat, ou à la rue, à cette photo qu'elle a dans son sac, à ses chaussures, à ce souvenir qu'elle évoque de trois années avant, à ce projet qu'elle prononce de trois semaines plus tard, trois années qui resteront toujours trois années, un souvenir qui ne s'éloignera ni moins, ni plus que ça, trois semaines qui seront toujours dans trois semaines, Achille immobile, tortue immobile, pas immobiles, qui bougent, mais qui ne bougent jamais plus, ni jamais moins, que ce même mouvement qu'ils font et qu'ils refont encore chaque fois que le projecteur s'allume, qu'ils cessent de faire quand il s'éteint.




Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie, 1985



Les gens pensent souvent que le cinéma est un divertissement.
Mais les gens qui pensent ça, je crois, ne savent vraiment, en fait, ni très bien ce qu'est le cinéma, ni ce qu'est un divertissement.
Un divertissement voilà ce que c'est, c'est le sens du mot, un divertissement c'est ce qui divertit, et divertir, cela signifie détourner. Un divertissement, c'est ce qui détourne de ce qu'il y a à voir. Un divertissement, c'est pour penser à autre chose.
À autre chose que quoi ? Il y a toujours un à quoi penser, dont le divertissement détourne.
Certains films sont des divertissements. Certains films, sont faits pour penser à autre chose. Mais alors, si l'on me permet d'en donner mon sentiment, un avis sur les mots et les catégories, alors ce sont, d'abord, des divertissements, pas du cinéma ; ce sont des objets à fin de divertissement, principalement, et secondairement, ils utilisent, pour arriver à cette fin, le moyen technique du cinéma, des caméras, des prises de sons, des acteurs et des bancs de montage, une salle obscure et de la lumière.

Mais si l'on parle de cinéma, en tout cas, moi, ce n'est pas de cela que je parle, quand je pense au mot cinéma. 

Ça n'est pas une question de sérieux ou de futilité, ça n'est pas une question de noblesse ou de manque de noblesse, ça n'est pas une question de cinéma intellectuel ou de cinéma populaire, ça n'est pas une question sociale en ce sens, c'est seulement, si l'on veut, que le divertissement, dans son acception la plus vile, qui est celle que je lui donne, c'est toujours, à un point ou à un autre, le mépris du spectateur, l'incroyance en sa capacité à s'émouvoir pour des choses belles, à rire de choses drôles, à s'intéresser à des choses intéressantes, à s'enthousiasmer pour des choses enthousiasmantes.

(Il y a des films merveilleux qui sont absolument divertissants, il y a des films divertissants qui sont absolument merveilleux, mais alors, je n'emploierai pas divertissement, il faudrait trouver un autre mot, celui-ci est comme sali d'avance par les jeux du cirque, la télévision, les religions, le mensonge politique.

Il arrive que le divertissement et le cinéma coïncident, vraiment ; aux débuts c'était très souvent, parce qu'aux débuts ça s'inventait, on ne savait pas, ça créait, tout était neuf. Un monde naissait en vrac.
Ensuite, le cinéma américain, un continent.
Mais je crois que le divertissement qui est merveilleux, ça n'est plus seulement du divertissement. Lubitsch, qui est follement divertissant - essayez donc de penser à vos soucis en regardant le moindre de ses films -, ça n'est pas seulement du divertissement.
On n'a qu'à dire qu'il y a les mauvais divertissements et les bons divertissements, simplement, les bons divertissements, moi je n'appelle plus ça divertissement, même quand c'est du divertissement. Parce que ça donne quelque chose, et ce qui donne quelque chose, ça n'est plus du divertissement, c'est quelque chose. Et comme on est au cinéma, ce quelque chose, je l'appelle cinéma.)


Le cinéma, ce n'est pas pour penser à autre chose ; c'est pour penser autrement.
Ce n'est pas fait pour ne pas voir ; c'est fait pour voir autrement.

Et ça fait toute une différence. Ça change la vie, comme différence. Littéralement, littéralement j'entends, ça change la vie. Ça la change.



Ça fait penser à autre chose ; mais dans cet autre chose, ça ne fait pas non-penser, oblitérer : ça fait penser autrement, avoir d'autres objets de penser, d'émerveillement, d'angoisse, d'attente, de questionnement et d'intérêt, d'amusement, d'émotion. C'est de la vie supplémentaire ; pas un à la place de la vie.




Ernst Lubitsch, Bande-annonce du film perdu Beau Sabreur, 1928



Alors, je voulais parler de quelque chose, parce qu'en voyant le film de Sofia Coppola j'avais eu envie de le lui dire, de le dire, et puis je ne l'avais pas fait, parce qu'on ne peut pas accorder à Sofia Coppola trop d'attention comme si lui parler allait rendre son prochain film meilleur, on n'a pas cette espérance-là, cette confiance ; mais Sofia Coppola ce n'est rien, c'est un symptôme, non, pas un symptôme, c'est un, c'est-à-dire, la maladie qu'elle porte est une maladie commune, très commune, l'erreur qu'elle fait elle n'en a pas le privilège, c'est comme si elle faisait une publicité, tout le monde fait des publicités, non, alors, je prends Sofia Coppola comme point d'appui, pardon Sofia, mais après je parle pour parler d'autre chose, pour parler de cinéma, par exemple, et de justesse, et d'évidence, ou d'autres mots qui seront meilleurs quand il s'agira d'en parler.

Voilà, pour dire en deux termes de quoi il s'agit, c'est intérieur et extérieur. C'est la distinction entre ce qui part - qui existe, qui s'exprime - de l'intérieur, et ce qui part de l'extérieur. Le premier est comme une anguille qui sort d'une boule de mousse et va s'en aller dans la mer, qui sort d'un œuf, d'une peau, d'une membrane, et va se répandre à l'extérieur ; le second est comme un artisan qui tente avec des constructions, d'habiter un vide, d'habiller un vide, d'emplir une pièce vacante dans laquelle il se rend, qu'il cherche à habiter.
Et là encore, ça fait une différence.

Il ne faut pas faire des racismes ; des jugements, des définitions préalables, antérieurement au réel, des pensées préconçues pour recevoir les choses. Mais on peut faire des différences, des distinctions. Tout de même, ça aide à penser. Au lieu d'un monde qui est comme un grand même dense et confus, petit à petit on distingue, on fait des pays, des chambres, des formes de villes, des matériaux, des statues et des bêtes sauvages, des serpents et des lacets, des piscines et des larmes, des visages, des photos, des portraits, des images et des personnes.
Tout cela ce sont des différences, des distinctions, des différenciations, du regard qui se détaille. Ça évite parfois des morts, des enfermements, des suicides, des mensonges, des folies, de regarder les détails, et de faire des distinctions. C'est important.
Nous sommes nombreux sur cette grande terre. Faire attention à ce qu'on voit, à ce qu'on comprend, à ce qu'on dit, c'est important. Vraiment.




Marguerite Duras, Les Mains négatives, 1979



Alors, intérieur et extérieur. Qu'est-ce que ça veut dire. De quoi on parle.

Je parle une dernière fois de Sofia Coppola pour répondre, après on parlera d'autre chose, si vous voulez bien.
Dans son film, le dernier, Bling Ring, Sofia Coppola met en scène une partie de la population humaine à laquelle elle n'appartient plus vraiment : les jeunes.
Sofia Coppola n'est pas vieille, elle a quarante ans peut-être, mais elle n'est pas une jeune, elle n'a pas seize ans, dix-huit ans, vingt ans, elle n'est plus ce bloc d'innocence, d'ignorance, de désir et d'aveuglement, de recherche, de rééquilibrage constant, tâtonnant, éperdu, magnifique, qu'est quelqu'un de seize ou dix-huit ans. Elle n'est pas ça et elle ne sait plus exactement ce que c'est.
Mais elle le voit de l'extérieur : comme des baleines, des dauphins, des vaches, des petits veaux dans le pré, Sofia Coppola observe des jeunes.
Et que voit-elle ?
Que voit-elle quand elle voit un veau, un dauphin, une vache ? Sent-elle en son corps ce qu'est le corps dauphin, sent-elle comment il glisse dans l'eau, sent-elle derrière ces yeux le sentiment qui voit cette eau et y avance, sent-elle le goût pour le dauphin du poisson frais dont le sang se répand dans sa bouche ?
Non, Sofia Coppola voit de l'extérieur le dauphin, le jeune, elle en voit très littéralement les signes extérieurs, les signes, les signes, qu'est-ce que c'est les signes ? Parce que c'est le cœur du problème.
Les signes, c'est ce qui s'émet, les signes, c'est la forme exprimée de l'intérieur, qu'est-ce que ça veut dire.
Ça veut dire un corps ça ne parle pas. Un être ça ne parle pas. Un désir, ça ne parle pas. C'est. C'est muet, c'est, c'est là, c'est sans mots.
Mais ça envoie des traducteurs.
Le désir, par exemple, n'est pas en mots, la douleur, n'est pas en mots, l'espérance, n'est pas en mots. Ils sont en désir, en douleur, en espérance.
Mais pour parler avec les autres, on ne peut pas envoyer, tels quels, son désir, sa douleur, son espérance. L'autre va les recevoir avec quoi ? Et avant même qu'ils les reçoive, avec quoi les envoie-t-on ?

Alors on les envoie avec des signes. Et l'autre reçoit des signes. Dont il comprend l'origine.
On envoie des larmes. L'autre voit les signes des larmes, dont il comprend l'origine, qui est la douleur. Parce que dans son vocabulaire de signes, les larmes sont équivalentes à l'émotion, à la joie, à la douleur, et que si vous ne souriez pas, s'il voit vos larmes, il pensera à la douleur.

Ou bien on envoie des mots : on envoie "j'ai mal". Ou "je suis heureuse". Ou l'on rit. Ou l'on danse. Ou l'on court hors du jardin.
Et "j'ai mal", ou "je veux aller voir la mer", sont des signes, parce que nous partageons un langage et que nous avons le sens des mots, comme des repères, alors, si l'on nous dit "je veux voir la mer", on n'a pas accès au désir de l'autre de voir la mer, qui est un sentiment sans mots, intérieur, comme une couleur, comme un son ; mais ses mots nous envoient les traducteurs, approximatifs, forcément approximatifs, de cette couleur. Et cela nous permet, à nous, de comprendre qu'on ne nous parle pas d'avoir faim, ou mal, ou soif, ou peur, mais envie d'aller voir la mer. Alors on ne se comprend pas tout, pas entièrement, pas complètement, les couleurs restent intérieures, mais tout de même, on s'entend, et on s'en sort.

Et puis il y a des signes plus flous. Des signes qui ne savent pas. Qui ne savent pas d'où ils partent, de quelle couleur ils veulent se faire le traducteur. La jeunesse, celle des quinze ans, est un moment où fusent des signes en tous sens qui ignorent tant leur origine que leur destination promise ; certains gardent par habitude cette ignorance des causes des signes, ils font des erreurs sur eux-mêmes, ils se trompent de signe et ils se marient, se suicident, acceptent un travail, quittent quelqu'un, changent de robe, jettent la nourriture, boivent le mauvais verre.
Ils reçoivent des signes et le code leur manque, ils ne savent pas de quoi ça part, quelle couleur ça dit, qu'est-ce qu'il peut bien y avoir avant, en amont, dans le grand paysage confus de l'intériorité qu'ils sentent en eux sans avoir les yeux pour la déchiffrer, les oreilles pour entendre les voix autrement que comme un pêle-mêle confus où tout se mélange et l'on fait comme on peut pour assigner un sens aux mots, une origine aux signes, une couleur aux voix intérieures.

Et puis des fois on entend mal. On nous dit des mots (des mots non-verbaux, ça existe aussi, appelez-les comme vous voulez, des signes, des attitudes, des silences, des mouvements, des présences du corps, des absences…) et nous les renvoyons à des couleurs qui ne sont pas les bonnes. Nous mésinterprétons. Ou c'est l'autre qui mésexprime. Au final, un malentendu. Parce que les signes ne sont pas les choses, ce sont des traducteurs, et que le mélange de savoir, d'intuition et d'expérience qu'il faut pour les entendre, ou les dire, n'est pas un livre universel, que chacun porterait en lui. C'est un essai, une tentative, personnelle, intime, défectueuse, magnifique aussi et bouleversante dès qu'on la voit, de se faire entendre et d'entendre. Et la vie humaine se poursuit, dans les magasins, les boulevards, dans les relations amoureuses, dans les amitiés, les séparations, les compréhensions immédiates, les errements, les découvertes et les rencontres, mêlés dans le temps qui passe et qui les lie comme la couleur d'une même époque lie des souvenirs, et nous donne après-coup le sentiment confus, certain, étrange, de leur présence dans un même moment de notre passé, qu'ils sont bien advenus au même moment de nos vies.



Eugène Green, Les Signes, 2006



Alors, le cinéma, on fait des films. Je parle du cinéma mais c'est vrai dans la danse, c'est vrai en peinture, c'est vrai en musique, en cuisine, et c'est sans doute vrai en poterie, en course à pied, en tout, parce qu'en fait c'est vrai en tout. C'est comme ça, on n'y peut rien, c'est la vie.


Sofia Coppola regarde des jeunes et elle veut retranscrire des jeunes, alors Sofia Coppola regarde leurs signes, et Sofia Coppola reproduit les signes, mais les signes de jeunes ne font pas des jeunes. Voilà, c'est aussi simple que ça, tout est dit.
Sofia Coppola essaie de fabriquer des jeunes avec des mots de jeunes, des préoccupations de jeunes, des humours de jeunes, il y a quelques scènes comme ça, devant le miroir, les filles qui parlent entre elles de leurs culs respectifs, de leurs robes, de vouloir "look hot, but not desperate", et que donc cette robe est la bonne.

Mais c'est du toc. Pourtant cette réplique est plutôt bien vue, plutôt drôle, l'actrice est d'abord une fille alors elle sait que c'est vrai quand elle prononce les mots, coup de chance, ou coup de talent si on y tient, mais pourtant, mais pourtant, ce petit éclat de justesse, je vous jure que c'est ce que j'ai ressenti, je ne vous dis pas que ce soit la vérité ultime mais je vous jure que ce n'est pas de la reconstruction après-coup, ce petit éclat advient lui-même dans une pièce vide, une pièce vide qui est un monde vide, qui est ce monde artificiel qui est fabriqué avec des signes qui font monde, avec des posters dans la chambre, avec des visages de vraies filles, avec des corps jeunes, avec des coiffures jeunes, avec des robes jeunes, mais dans un monde où rien ne résonne, où rien ne se lie, comme une pièce où les invités nombreux se regarderaient tous en chien de faïence, sans échanger une seule parole, et les invités, ce sont les signes du monde, et la pièce où ils se regardent, c'est ce monde fabriqué qui ne parvient pas à faire monde.
Le monde, c'est ici la jeunesse, et c'est au-delà le monde, tout ce monde convoqué qui à aucun moment ne parvient à prendre comme monde.

Et la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, Mesdames et Messieurs, la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, d'abord c'est parce qu'il n'est pas monde, mais ça ce n'est pas rédhibitoire, la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, c'est parce qu'il est fabriqué de l'extérieur, c'est-à-dire, de l'extérieur, c'est-à-dire, ça consiste à ajouter des attributs, des signes, à quelque chose de vide, qui est le corps absent qu'on tente d'habiller, au lieu de partir d'un corps, en commençant par le ventre, par le cœur, par les pattes, par la tête, corps qui de lui-même, comme en continuation de son être, portera par nature les attributs du corps.

Et c'est ce qui fait la différence entre un film juste et un film injuste, entre un film vrai et un film faux, entre une danse juste et des mouvements dans le vide, entre un plat préparé et un plat cuisiné, entre une parole réelle et un stéréotype.




Pier Paolo Pasolini, Les Mille et une nuits, 1974



Alors quoi, pour faire un film sur les jeunes il faut être jeune ?
Non, pas du tout.
Enfin si, mais pas dans ce sens-là. Et c'est bien au-delà de la question de la connaissance du sujet.

Je prends un autre exemple, extrêmement désagréable, ce sont les films qui se passent dans les années 1930, ou 1970, et qui de ce fait s'imaginent, mais s'imaginent de plus probablement très sincèrement, que l'enjeu de la justesse de leur film se situe dans une attention encyclopédique aux détails, à telle frange, telle coupe de revers, telle chanson, tel jour de tel mois de telle année, les montres, les coupes, les noms, les mots, les références et les savoirs.
Mais tout ça c'est de la parade. Tout ça c'est du vide, de grands gestes des bras faits sur une scène vide, c'est de la représentation au sens le plus désespéré du terme, parce que sous tous ces signes, tous ces tissus, tous ces chapeaux et tous ces fards, il n'y a pas de corps.
Quand il y a un corps sous le tissu, quand il y a un réel à l'intérieur des signes, soudain, tous ces détails on ne les voit plus. Ils sont là, ils sont partout, mais ce ne sont plus eux qu'on voit ; on les voit si l'on prête attention ; pas parce qu'on nous les crie au creux de l'oreille. Oui, j'ai vu, tu as mis un beau tissu, et le design des chaises est parfait, complètement avril 73. Que veux-tu que ça me fiche ?
Mais vraiment, que veux-tu que ça me fiche ?
C'est-à-dire, vraiment, quel est mon intérêt là-dedans ?
Je ne dis pas que le mois d'avril 73 m'indiffère, mais maintenant, imaginez que vous rencontrez une fille ; vous l'invitez à boire un verre ; le film c'est lui qui vous invite, alors disons elle vous invite à boire un verre ; bref vous êtes à une terrasse ; elle commence : "En avril 73, le premier du mois, le président Nixon s'est rendu à Mururoa pour un congrès sur la framboise…" ; par un mélange de courtoisie et de curiosité, vous demandez "ah oui ? et, alors, que s'est-il passé ?" - "Alors le congrès s'est ouvert le lundi à huit heures, c'est d'abord le roi des Açores qui a pris la parole, et…" - "Ah oui ?" - "Oui, et ensuite à quatorze heures, la délégation du Sri Lanka, et…" - "Ah oui ?"

Cette fille est sûrement adorable, ravissante, brillante dans ses études, mais à un moment, si vous êtes sincère, viendra la question fatale : "Qu'essaies-tu de me dire ?"
- "Ah rien, pourrait-elle vous répondre, je te raconte".
Mais si elle n'essaie rien de vous dire, et simplement, "vous raconte", comment c'était, l'information, tous les détails, sans donner à l'ensemble la direction particulière d'une volonté, d'un désir ou d'un questionnement, à un moment vous aurez la possibilité de lui répondre (un peu goujatement, mais non sans pertinence) : "Et qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ?"

C'est-à-dire, en d'autres termes, qu'est-ce qui t'a fait imaginer que connaître l'intégralité des détails de ce qui se passait au mois d'avril 1973, allait m'intéresser, si tu n'essaies pas d'en dire quelque chose ? Ou alors, tu as pensé que je faisais une thèse, peut-être, sur ce sujet, alors c'est un malentendu ; mais sinon, pourquoi ? pourquoi ? Tu ne veux pas plutôt me parler de toi, ou de ce que tu aimes, ou de ce que tu n'aimes pas, ou de ce qui t'intéresse, ou de n'importe quoi ou de l'aviation civile ou même du mois d'avril 73 si tu veux mais pour dire quelque chose ?

Pas plus que les personnes, le cinéma n'est fait pour recracher un tombereau brut d'informations non transformées.
Même le cinéma documentaire a un but, un horizon, une question, même le cinéma documentaire n'est pas l'agencement creux d'informations visuelles / sonores / cognitives liées par la simple contingence spatio-temporelle du contexte historique et spatial de leur sujet.
Il y a une volonté derrière, un désir, un questionnement. Sans quoi il n'y a rien.

J'ai oublié le nom de ces films, parce qu'on ne peut pas dévouer trop de soi à des choses inintéressantes, ou bien l'on dépérit. Mais quand des gens me parlent de films en me vantant que les décors, les habits, les musiques, "tous les détails" (expression récurrente d'un film à l'autre d'un an sur l'autre), sont tellement "bien faits ?" que l'on se croirait vraiment en avril 73…, quand on me dit ça je sais deux choses : d'une part, ce sera probablement un film inutile, un petit mensonge en quelque sorte (oui on peut se tromper, bien sûr ; mais souvent on le vérifie, on vérifie que quand un film porte tant d'attention à faire ces efforts-là, il en néglige un peu les autres, ceux qui consistent à faire un film) ; d'autre part, surtout, je ne me croirai pas en avril 1973.
Pourquoi ?
Parce qu'au lieu d'être avril 73, le film a voulu reproduire avril 73.
Parce qu'au lieu d'être des jeunes, Sofia C a voulu reproduire des jeunes.

Parce qu'au lieu de porter au jour une essence, une réalité, une intuition, un désir, en leur donnant une expression, on a cherché à rassembler des signes pour faire croire à l'existence, en-dessous, de cette réalité, comme on assemblerait des habits pour faire croire à l'existence d'un corps en-dessous, mais on n'a pas jugé nécessaire qu'il y ait vraiment un corps dessous, alors ça ne sert : à rien.




Robert Bresson, Le Diable probablement, 1977



Alors je repose ma question, pour faire un film sur les jeunes, faut-il être jeune ? Non, il ne faut pas avoir moins de 21 ans.
Autrement dit, il n'est pas nécessaire, pour être juste, de connaître son sujet de l'intérieur, dans un sens concret et superficiel, dans un sens si l'on peut dire "administratif".

Il y a des jeunes qui ne savent pas ce que c'est d'être jeune. Il y a des amoureux qui ne savent pas ce qu'est l'amour. Il y a des gens qui parlent d'amour sans avoir été amoureux. On ne sait pas ce qu'il faut pour faire un bon film. On ne sait même pas ce qu'est un bon film. Alors ?

Alors débrouillez-vous. Maintenant, tout de même.


Non, on n'est pas obligé d'être une femme pour faire un film sur une femme. Mais si à un moment donné on n' "est" pas un peu une femme, de l'intérieur, ou on ne "voit" pas un peu une femme d'une manière un petit peu réelle, on va faire un film sur un homme, sans qu'on le sache, et cet homme sera joué par une femme.
Sofia Coppola a fait un film sur une reine de France, qui était en réalité un film sur une adolescente riche new-yorkaise. À aucun moment elle n'a été le moindre instant une reine de France ; mais si elle n'accueille pas un peu en elle une reine de France pendant qu'elle fait un film sur elle, c'est impossible, c'est vain, que voulez-vous qu'il en sorte ? Si l'on ne meurt pas d'une manière ou d'une autre quand on fait un film sur un homme qui meurt, comment voulez-vous que cet homme meure ? Il feindra l'évanouissement, voilà tout.

(Notons-le. Il y a une réponse radicale à toutes ces questions, qui consiste à être encore moins, quant aux apparences, ce que l'on prétend être, à se situer dans une radicale anti-imitation, dans un anti-réalisme total, pour autant que réalisme signifie adéquation aux apparences ou ressemblance superficielle, et s'il le faut, à mourir en s'asseyant calmement puis en s'allongeant et en fermant les yeux. Personnellement, je trouve cette solution parfaite, comme je trouve parfaits les films de Bresson, d'Eugène Green, de Serge Bozon, et d'une justesse absolue, et qui rend pratiquement invisible n'importe qui d'autre après, qui a l'air à côté de s'agiter pour rien. Mais ces solutions, celles de Bresson ou celles de Green, qui se défont de toute imitation au sens vulgaire dans la direction des acteurs, sont aussi en définitive les solutions parmi les plus vraies qu'on ait données au cinéma, et de celles, paradoxalement, où l'on est le plus là où l'on prétend nous amener. À côté, il n'est rien qui ne paraisse menteur.
Heureusement l'impression se dissout ensuite dans le talent des autres films, et l'on peut à nouveau les regarder aussi. Gena Rowlands est toujours là, et toujours parfaite aussi. Tout va bien.)




Gena Rowlands & Peter Falk dans Une Femme sous influence, de John Cassavetes, 1974




On n'est pas obligé d'être ce dont on parle. Mais alors il faut l'entendre. Et l'entendre, à un moment, c'est l'être un peu. C'est s'ouvrir à l'autre, l'accueillir en soi, et à un moment, lui faire une place à l'intérieur et à cet endroit-là, lui laisser la place pour nous faire sentir ce que c'est, que d'être cet autre. Et si l'autre n'est pas là pour nous parler, si Marie-Antoinette ne revient pas des mortes, on invente, mais on invente avec une intelligence qui elle ne s'invente pas, et que Coppola ne possède pas, et qui est, tout au moins, l'intelligence humaine, cette intelligence qui coïncide avec une certaine forme d'écoute, d'entente, d'ouverture, à cela que le reste du monde nous dit.

Parce qu'enfin il faut dire une chose. Sans quoi on ne pourra pas se comprendre.

C'est qu'on est aussi ce qu'on n'est pas.

Pour peu qu'on veuille entendre.


La seule question est : jusqu'où peut-on être ce qu'on n'est pas, c'est-à-dire, non pas jusqu'à quel point de compréhension peut-on être cela qu'on n'est pas, mais : jusqu'à quelle expérience de vie peut-on comprendre sans partager cette expérience, à partir de quand, à partir de quoi, bascule-t-on dans l'intransmissible, à partir de quelle ligne l'altérité devient un champ inaccessible, illisible, qui nous force à la bêtise, à l'inadéquation ?

Avant cette ligne, il y a des points d'entente même quand il n'y a pas de point de connaissance. C'est-à-dire, que les expériences humaines sont au carrefour, si l'on veut, de deux champs : celui de la singularité de l'expérience, celui des universaux qu'elle met en jeu. Par exemple : Nicolas s'est fait quitter par Caroline. Pierrick s'est fait quitter par Mélanie. Nicolas n'a jamais embrassé Mélanie. Pourtant, il comprend à peu près ce qui rend triste son copain Pierrick. Les expériences sont factuellement distinctes, mais les universaux qu'elles mettent en jeu peuvent être, dans une certaine mesure, compris au-delà du factuel. 

Autre exemple. Lise raconte à Gérard qu'elle s'est trouvée dans une situation extrêmement angoissante où elle a craint d'être violée. Gérard n'a jamais craint d'être violé. Mais Gérard, un soir d'avril 73, s'est retrouvé dans une situation extrêmement angoissante où il a craint de se faire tuer. Gérard ne sait rien du viol. Mais il lui reste de sa peur assez d'universalité pour entendre une partie de ce que lui dit Lise.

Autre exemple. Lise raconte à Élise qu'elle s'est trouvée dans une situation extrêmement angoissante et qu'elle a craint d'être violée. Élise ne s'est jamais trouvée dans une situation extrêmement angoissante où elle a craint pour quelque chose de grave. Élise dit : "oh ma pauvre". Élise n'a rien compris.

Autre exemple. Lise raconte à Andrew et à Clara la même histoire. Andrew, Clara, n'ont rien vécu qui y ressemble. Mais par une sorte d'intelligence humaine, d'attention, d'écoute, ils vont entendre quelque chose quand même.

Autre exemple. Bérénice s'est fait violer. Pas dans la peur, mais dans le réel. Jusqu'où les précédents la comprennent-ils ? Où commence l'incompréhensible ? Jusqu'où l'expérience est imaginable ? Jusqu'où peut-on la supposer par la mise en œuvre de l'écoute, de l'entente, de l'intelligence humaine ? Où nous laisse-t-elle en route, ignorants et impossibles ?

Cette limite n'a pas de coordonnées géographiques, elle n'est pas fixée, elle est une question. Elle est le où ?
Elle se cherche, elle se questionne. Elle est nommée comme un point d'ombre, un angle mort. Il y a des expériences très simples, quotidiennes, qui sont vécues par d'autres, et qui pourtant, là, cette fois, sont intransmissibles. Nicolas n'a peut-être rien compris de ce que lui disait Pierrick, parce qu'en fait, c'était autre chose.




Orson Welles, The Tragedy of Othello : The Moore of Venice, 1955




Pour faire un film il faut tâtonner cette limite parfois, comme pour faire un livre ou faire une musique, et comme pour faire absolument n'importe quoi de réel, une simple parole juste, une rencontre réelle, ou ne serait-ce que marcher dans un lieu du monde, cette limite qui détermine, aussi, le point de passage et de concomitance entre ce que l'on connaît et ce que l'on ignore, ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas, ce qui est clair et ce qui est obscur, ce qui est obscur dans le clair, ce qui est clair dans l'obscur, ce que l'on ne comprend pas et ce que l'on découvre, et tout ce qui est réel se situe dans cet espace mouvant et innommable, sans nom, qui est celui où l'on ne peut inventer que ce que l'on ignore, où l'on ne peut trouver que ce que l'on ne sait pas, où l'on ne fait advenir que ce qui n'existait pas avant qu'on vienne à le toucher.
Ici, quelque chose se passe.

Quelque chose se passe parce qu'au lieu d'appeler à soi du connu - et c'est-à-dire, souvent, du mal connu -, des signes, pour habiller ce trou aspirant de l'ignorance comme si l'on savait ce que c'est, on est allé se jeter dedans pour le parler, l'agir, le connaître et l'ignorer, de l'intérieur.
C'est là que connaissance et invention, document et fiction, réel et invention, entente et imagination, s'imbriquent dans un acte de création où ils sont finalement indémêlables parce qu'ils sont indifférenciables, parce que ce qui invente, invente parce qu'il entend, parce que ce qui entend, invente ce qu'il entend, comprend parce qu'il invente, parce que ce qui ignore, sait cela qu'il ignore pourtant, et parce que ce qui sait, ne sait pas ce qu'il sait, parce que toutes ces fonctions, différenciées dans d'autres activités plus administratives de la vie humaine, ici ne sont plus différenciées, plus tant que ça, les catégories deviennent perméables, empruntent les unes aux autres des attributs, des fonctions, on tâtonne, on perd des savoirs, et en perdant des savoirs on gagne aussi de nouveaux pouvoirs, comme qui marche seul dans la forêt se met à entendre avec les yeux, à voir avec les mains, à marcher avec le nez, à ressentir avec les bras et à parler avec les jambes.

Ici, on travaille de l'intérieur.

Ceux qui travaillent de l'extérieur, c'est ceux qui s'imaginent qu'en faisant beaucoup d'arbres très ressemblants, beaucoup de bruitages très bien copiés, ils vont recréer une forêt, en oubliant toujours de convoquer cette donnée unique, d'aller en quête de cette seule chose essentielle, qui n'est pas technique, qui n'est pas copiable, et qui est universelle pourtant et peut même se passer de forêt, d'arbres et d'animaux et de terre au sol, dans ce qu'elle a d'universel au-delà de ces points qui sont ses points d'ancrage concrets dans la réalité des vies concrètes, à savoir simplement : le sentiment d'une forêt. On peut avoir mille arbres parfaits, et ne faire naître aucune forêt, parce qu'on les aura plantés sur du vide. On peut avoir quatre murs blancs, et par une sorte de miracle, indépendant de la ressemblance, de l'information, de la reproduction, y planter comme une âme non pas des images d'arbres, mais le sentiment d'une forêt.




Shinji Aoyama, La Forêt sans nom, 2002



De l'intérieur, cela ne veut pas dire en ayant soi-même fait la traversée de la mer noire sur une embarcation de fortune, vaincu le requin avec les mains, s'être fait courser par un dauphin, manger la jambe par un oiseau, avoir confectionné trente-six colliers de moustiques par les nuits de demi-lune.

De l'intérieur, ça veut dire aller dans cette zone, comme dans une forêt, et entendre, et marcher, et sans carte, doucement, avancer ; doucement, et c'est aussi courageusement ; cette zone, qu'on peut appeler ignorance, qu'on peut appeler universel, qu'on peut appeler vie humaine, qui est la zone sans géographie où l'expérience humaine se défait de sa surface comme d'un vêtement de ville et entre nue dans l'eau claire et sombre de l'universel, de la vie humaine commune, de la proximité immédiate avec l'altérité, avec sa voix propre, avec sa différence, et avec ce qui sous sa voix est distinct de soi, et avec ce qui sous sa voix est proche de soi, et avec ce qui dans sa voix et sous sa voix s'écoute, s'entend. Comme une musique, comme une parole, comme le battement d'un corps en vie.