mardi 13 septembre 2011

Pascal Doury


Ce 13 septembre marque les dix ans de la disparition de l'artiste génial Pascal Doury, dessinateur et peintre obsessionnel et épiphanique, d'une culture visuelle et littéraire hors-normes, humaniste sans concession, auteur de livres phares de l'underground français comme
Théo Tête de mort ou Pornographie catholique, cofondateur de la revue Elles sont de sortie, puis, seul, de la revue Patate, dont le second album s'était achevé sans lui.





Pascal Doury était mon ami.
Après quelque hésitation, je publie le texte qui suit, écrit en 2003, qu'on lira ou non, au choix.
Comme toujours, bien sûr : au choix ; mais là j'en préviens.
C'est une chose difficile, de savoir ce qu'il est juste ou non de publier, ce qu'il est bon, ou pas, de donner à d'autres, ce qui a le bon sens ou non.
J'ai aussi envisagé de le réduire, par endroits ; retrancher quelques mots, des passages, que je n'écrirais plus comme ça aujourd'hui, qui me gênent en quelque manière… Je ne parle pas de style, dont on se fiche un peu, mais je suis aujourd'hui plus vieux de huit ans, et bien loin parfois, non pas du souvenir de Pascal, mais de celui que j'étais il y a huit ans, quand j'en parlai ; et certains écorchements de la sensibilité, certaine naïveté d'exposition dans des phrases qui commencent par je, je leur mettrais aujourd'hui, si j'avais à les mettre en jeu, un voile plus épais de pudeur.

Il y a aussi, j'en ai été frappé en le relisant, que ce texte parle beaucoup, le mot y est plusieurs fois, d' "amitié".
On ne donne pas à ce mot le même sens, ou plutôt, on ne l'insère pas dans le même paysage d'impressions, d'histoire, on ne le prononce ni ne l'entend du même œil, de la même oreille, avant et après certaines années de l'existence.
Le passage du temps et ses conséquences, ses apprentissages, incitent à la prudence dans l'emploi de mots comme celui-ci. Qu'y dit-on ? Qu'y entend-on ?
À aucun moment je ne doute, en le relisant aujourd'hui, de la justesse de son emploi. Pascal était mon ami.






Peut-être est-il impossible de rendre hommage, comme on le souhaiterait, à un mort. La distance de la mort, entre ceux qui écrivent et ceux qui sont morts, implique une chute des mots dans un espace sans bornes, sans espace, sans jugement, sans justesse. Le pouvoir des vivants est très réduit pour franchir ce trou qui les sépare des disparus. Alors, on fait ce qu’on peut. On écrit, en sachant qu’on ne trouvera pas les mots, qu’on ne retrouvera pas celui à qui s’adressent les mots, qu’il ne les entendra pas, que c’est, de quelque manière qu’on s’y prenne, fini. Mais en écrivant, l’on se donne l’illusion d’une rencontre de nouveau possible, d’un dialogue, de l’amitié un instant revenue du côté des vivants. Sans doute, aussi, en écrivant, se donne-t-on le sentiment de faire quelque chose, de faire ce que l’on peut, quelque chose qui puisse contrer, là aussi illusoirement, l’extrême impuissance du vivant face à la mort. Par ce geste, ne pas en finir. Essayer. Mais ce que l’on écrit, s’il était lu, ne le serait que par des vivants, et toute la communauté des vivants assemblée et attentive à ce quelque chose d’écrit, ne ramènerait pas un seul mort. Le désir se maintient pourtant d’écrire et quelque chose s’écrit : dernière volonté, peut-être, non du mort, mais du vivant face au mort ; adieu de substitution, qui mime l’autre, celui qui n’a pas eu lieu. Accompagnement par la main, vers l’ombre, jusqu’au point de l’ombre où l’on peut encore accéder, de l’ami que l’on ne pouvait pas retenir ici.

Pascal Doury, salut.

Le nom est posé, dans sa simplicité, dans cette illusion qui donne à croire que les mots écrits sont vivants — comment écrirait-on des mots, des noms, morts ? —, et le mur qui se dresse avec le nom fait peur. Le nom, si on l’écrivait trop, si dans le même texte il revenait trop souvent, probablement il risquerait de se vider, de devenir un mot courant, un nom commun, de n’avoir plus de substance. L’homme se dissoudrait dans la répétition de son nom, comme Kane dans son image multipliée à l’infini par trop de miroirs. Il faudra donc faire preuve d’une grande prudence.

Ma rencontre avec Pascal Doury est liée à beaucoup de hasards qui n’avaient aucune raison d’être, et sans eux je lirais aujourd’hui son nom sans émotion, ignorant de tout ce de quoi il est plein.

En octobre 1998, je fis lire à mon ami J quelques petites choses. Sur son conseil, j’allai les montrer à Jacques Noël, libraire d’Un Regard moderne, que je ne connaissais pas. Dans les semaines ou les mois qui suivirent, je commençai de déposer régulièrement des petites histoires dessinées et photocopiées, que Jacques montrait à son ami Pascal Doury (je dis déjà trop le nom, il va disparaître). Un jour Jacques me dit qu’il y avait des gens à qui ce que je faisais plaisait beaucoup, par exemple (je ne dis pas le nom), est-ce que je le connaissais ? Non. Jamais entendu parler.

La vie continua, sans se presser, petit chat qui marche tranquille, et c’est un moment de ma vie où elle était très belle, la vie, le chat était doux, se frottait à mes jambes et montait sur mes genoux, sans cracher, sans mordre, sans disparaître. Un jour, je ne sais plus exactement pour quelle raison (est-ce que l’on se souvient sous quelle impulsion ont commencé les choses qui comptent ?), je lui téléphonai. D’abord une fois, je rencontrais Charles Pennequin dans un café, il me proposa de l’appeler pour qu’il nous rejoigne ; il me semble que c’est Dora-Diamant, sa fille, qui répondit, son père n’était pas là, ou il dormait peut-être, il fallait rappeler plus tard. On se retrouva quelques jours après dans un café de Jussieu.

J’étais très intimidé. D’abord, parce que les choses inconnues, les gens inconnus, les situations inconnues, savent me déstabiliser, ensuite parce que cet homme en particulier était intimidant. D’une grande gentillesse, mais si étrange : quelque chose autour de lui d’invisible donnait l’impression que, présent, assis devant un double café, il ne faisait qu’émerger, pour quelques heures, d’un monde, peuplé de quoi ? inaccessible aux autres.

S, avec qui je vivais à cette époque, me dit hier : la première fois que tu l’as vu, lorsque tu es rentré, que tu m’en as parlé, j’ai su tout de suite que quelque chose d’important venait de se jouer, que ce serait pour toi quelqu’un d’important.

Dans les années suivantes, on se vit, en fait, assez peu. On se téléphonait de temps en temps, on s’écrivait, mais on ne put pas se voir beaucoup. On s’envoyait des lettres, des mots, des dessins. C’était toujours un grand sourire quand je recevais une lettre où je lisais son écriture d’enfant fou sur l’enveloppe. Oh, une lettre de Pascal ! Parfois quelques mots, parfois ce n’était pas une phrase, parfois presque rien, parfois beaucoup.

On prenait des cafés, on allait voir Jacques au Regard moderne, on ratait les expositions que l’on prévoyait d’aller voir ensemble. Il m’invita chez lui, et je ne compris pas que c’était un privilège. Pour des raisons que je ne sais pas très bien, je n’y allai pas.

La dernière fois que j’ai vu Pascal, c’était le 5 avril 2001, un jeudi, au début d’une après-midi pleine de soleil. Il venait voir l’exposition que Jacques m’offrait au Regard moderne. Il était venu chez moi, quelques jours plus tôt, voir les dessins. J’avais son accord, son assentiment, Pascal avait dit : c’est bien. À cette époque, je savais depuis quelques mois qu’il était malade. Je n’avais pas pris la mesure de sa proximité avec la mort. Les chimiothérapies l’épuisaient. Ce jeudi-là, on ne se vit pas longtemps. L’effort qu’il avait fait pour venir était considérable, mais il ne pouvait pas rester, il devait se reposer, le dehors, le debout, l’éreintaient.

En juillet, peut-être en août, je lui écrivis une lettre. Je ne sais plus ce que j’y disais, sauf ceci, à la fin, souligné : porte-toi bien. Je n’ai jamais su s’il avait reçu cette lettre. A-t-il pu la lire, quelqu’un la lui a-t-il lue, s’est-elle perdue dans le chambardement de l’hospitalisation et le coup d’état de la maladie ?

Je travaillais à une revue, Princesse, où j’insérais des pages qu’il m’avait données longtemps avant. Je ne lui disais pas que j’y travaillais, je voulais lui montrer l’objet fini, une surprise, un cadeau. Finalement, il ne le sut pas. C’est peut-être cet inachèvement, cette lettre disparue, cette princesse qu’il ne savait pas, cet au revoir imprononcé, mon absence dans les derniers mois, qui me poussent à écrire ces quelques pages. Eugénie, sa compagne, que je croisai par hasard dans un bus deux jours après sa mort, me dit : il a toujours pensé sortir de l’hôpital, tu étais la première personne qu’il voulait voir à son retour. Je garde ceci comme un cadeau qui n’a pas pu être donné, que je n’ai pas pu recevoir, qui demeure suspendu entre la mort et les vivants.

Le 13 septembre, un autre jeudi, Marie, l’épouse de Jacques, me téléphona. Allô Monsieur Moui ? (C’est mon autre nom.) Oui ? C’est Marie Noël à l’appareil. Ah, Marie, comment vas-tu ? Pas fort. Pascal Doury est mort cette nuit. Oh merde.

Délicats, Jacques et elle avaient pris sur eux de me prévenir eux-mêmes, pour que je ne l’apprenne pas d’une bouche sans amitié.

Aujourd’hui j’ai beaucoup de mal à ne plus avoir envie de le voir, à ne plus attendre cela, ces lettres appliquées — où il avait tracé à la règle, pour écrire droit, des lignes pas droites, et sur lesquelles il débordait, par-dessus lesquelles il écrivait, et les lignes de soutien rayaient les mots, ratures tracées avant même les mots —, et ces rencontres étranges, pleines de gentillesse, et je crois pouvoir le dire, d’amitié. Je crois que nous nous aimions beaucoup. Une amitié pleine de silence, d’ignorance (c’est peu de chose que nous connaissions de nos vies), mais quelque chose avait lieu, que j’appellerais : nous nous comprenions. Quelque chose, nous le comprenions. Son monde inaccessible, le mien, peu limpide, sans nous les expliquer, nous en partagions quelque chose. Et je crois que, lui comme moi, nous sentions la valeur, la rareté de cette compréhension. Que ses amis me permettent, sans leur faire d’ombre, de dire cela.

Ce jeudi de sa mort, j’allai voir Jacques, qui aimait Pascal comme un frère, et que Pascal aimait comme un frère. Ou peut-être comme un père et comme un fils, mais lequel étant qui ? Enfin ils s’adoraient, d’une manière qu’on ne définit pas. Même ce jour-là, héroïque, Jacques tenait sa librairie. Debout, écroulé. Il parla d’une colère contre ces humains qui passaient, qui continuaient leur vie sans savoir que quelque chose de grave venait de se casser. Dans les jours qui suivirent, très rapidement, il eut cette force : réussir à en parler à la légère, avec humour. Serait bien con celui qui aurait pris sa légèreté pour une marque d’indifférence, sans voir que c’était son courage pour continuer les journées, pour les reprendre, une à une, le travail des jours à passer, avec cet ami qui ne viendrait plus.

Et puis il disait : Pascal n’est pas mort. Il est là. Il rôde, il regarde les livres, il passe, flottant. Il n’est pas, il n’a pas, fini.

De temps en temps, nous nous demandons de ses nouvelles.

Quelques mois après sa mort, Marie me dit : l’autre jour je suis passé voir Jacques à la boutique, il avait un grand sourire de gosse, il était heureux, il m’a dit : ça y est, Marie ! J’ai trouvé un livre pour Pascal !

De cet homme, elle évoqua aussi « sa tête d’ange et son regard triste ». Oui, c’est bien. C’est lui. Mais il n’oubliait pas, je crois, la joie.

En partant le soir, Jacques a dû poser le livre en évidence, pour que Pascal puisse venir l’acheter, la nuit, en douce, en se faufilant entre les grilles, entre les piles de livres, entre les ombres.

Nul doute qu’au matin, il n’y était plus.





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