mardi 12 mars 2013

À la merveille


Terrence Malick nous envoie ce que l'on appelle en politique un signal fort : non, quoiqu'il change le rythme de leur production, il n'a pas vraiment l'intention de déroger à son habitude qui consiste à pondre des chefs-d'œuvre comme d'autres font des pâtes.




Comme d'habitude aussi, À la merveille rencontrera dans les salles beaucoup d'incompréhensions, d'agacements, et tout ce qu'il faudra pour ne pas être invité au bal de fin d'année des succès populaires.

D'abord, le fait qu'il intègre à ses questionnements sur le monde et la vie la problématique de la foi, du rapport à Dieu, et qui plus est - grand crime anti-cool - du catholicisme, fera pousser des cris à tous les athées qui considèrent qu'utiliser leur cerveau à autre chose qu'à cracher partout dès lors que la question religieuse entre en scène, serait être en-dessous de leur raison. 
Les Français adorent ça : ils semblent avoir fait un sport national de sombrer dans la vulgarité de pensée la plus nulle à ces moments-là, comme si "évoquer Dieu" ou "évoquer la religion" ou "évoquer la question de la foi" ou "citer des extraits de la Bible" ou "filmer des scènes d'église", tout cela et tout ce qui encore de près ou de loin peut ressembler à se poser deux minutes des questions mettant en scène cette partie-là de la vie des hommes et des pensées, revenait immédiatement à "croire", à "vouloir convertir tout le monde au Christ", à "avoir résolu toutes les questions par une fausse réponse", à "être complètement con", et pourquoi pas, "être pédophile", "facho", "faire du mal aux chats", ou "être pour la destruction de l'Alsace et de la Lorraine".


 


Hélas, mille hélas peuple de France et de Paris intra-muros, on peut être athée et se poser des questions sur la place de Dieu dans la pensée sur l'homme (c'est une manière parmi d'autres de le formuler), on peut être athée et citer des extraits de la Bible ou de la littérature théologique parce qu'ils sont foutrement intéressants pour des tas de raisons qui n'ont rien à voir avec le fait d'y accorder foi ou non, et même, on peut être (j'en connais) catholique et intelligent. On doit donc bien pouvoir être - Français, encore un effort - athée et intelligent aussi.

Et Dieu sait, c'est le cas de le dire, que celui qui écrit ces lignes, pas une seconde de sa vie n'a cru en lui, ni suivi ses commandements dans aucune des langues disponibles ni quelle que soit la couleur de ses lieux de culte.

Simplement, l'attitude qui consiste, dès qu'on prononce le nom de Dieu, à hurler en criant "caca ! caca !", ou tout simplement à répondre "ouais mais Dieu il existe pas, on s'en fout, non ?", ne m'a jamais semblé ouvrir le débat d'une manière particulièrement fertile.




On est tout à fait autorisé à considérer que Dieu n'existe pas ; mais les questions que sa pensée ouvre, elles, existent. Il n'y a pas plus de raison de les extraire de la réflexion humaine, qu'il n'y a de raison d'en extraire la philosophie allemande, la poésie française, la philosophie grecque ou les épopées antiques. Elles font toutes exactement la même chose que la pensée théologique : elles écrivent des fictions qui ouvrent des portes sur des questions.
Et si l'on ne sait pas qu'il y a une pensée théologique, et qu'on croit qu'elle se borne à dire "crois ou je te casse la gueule", eh bien, les librairies existent - des librairies athées, propres -, et on a le droit d'y entrer, et on a le droit de lire les textes : c'est très beau, et très intéressant, et ça ne résout aucune question : ça en pose.




Tout ceci pour dire que Terrence Malick n'est pas prêtre, ne cherche pas à nous faire entrer à l'église, ou croire en Dieu, ou laver nos péchés sur le chemin de la foi. Niet. Rien à voir.
Simplement, Terrence Malick (enfin c'est ce qu'on voit quand on regarde son film) est complètement déchiré par une question terrible dont il cherche une issue partout comme un chien cherche une chienne à travers le désert : la question de la fin de l'amour.




Eh oui. Alors il met en parallèle d'un côté deux personnes qui s'aiment, cette chose merveilleuse de la vie, deux personnes qui s'aiment, qui s'embrassent, qui se serrent dans les bras, qui font l'amour, qui se promènent, qui voyagent ensemble, qui se créent une histoire commune, qui vivent dans le bonheur d'être ensemble, de marcher sur les mêmes chemins qu'éclairent à chaque seconde l'amour qui les y porte… et puis… petit à petit, avec le temps… ces deux personnes vivent le délitement lent, aimant pourtant, de leur relation… ça ne marche plus, ce n'est plus comme avant, ça ne prend plus, et ce qu'ils partagent de plus beau sont les souvenirs communs d'un temps d'avant et qui n'est plus.
C'est triste, parce que ce n'est ni optimiste, ni pessimiste, c'est la vraie vie.

Et d'un autre côté, un prêtre catholique (sale ! sale !), qui officie dans une petite paroisse américaine, ne sent plus Dieu autour de lui comme il l'avait toujours senti, et l'appelle désespérément à revenir en lui, à lui redonner foi en lui. 

Malick, à travers les paroles d'un prêtre, et ses sermons qui reflètent à travers les textes ses propres questions d'émissaire de Dieu en déchéance de foi, utilise donc la métaphore chrétienne du ruisseau, qui évoque l'amour humain, ruisseau destiné à s'assécher, opposé à l'amour divin, source qui jaillit toujours, pour l'éternité.




Absolument pas pour répondre, et dire, ah ben tiens, c'est quand même super, l'amour divin c'est justement ce que je cherchais, soyons donc tous chrétiens pour être heureux. D'abord, parce que le personnage du prêtre montre bien que ce n'est pas si simple, lui dont la foi menace de s'assécher comme un ruisseau humain ; et ensuite, au contraire, l'appel désespéré du film consiste à se demander pourquoi l'amour humain ne parvient pas, malgré tout son amour, à ne pas s'assécher un jour.
L'amour divin n'est pas ici "la réponse" : il est l'image de ce à quoi l'amour humain aimerait tant ressembler - et que l'amour divin aimerait bien être -, cet amour parfait qui jaillit toujours, éternel, qui ne s'éteint jamais, ne se corrompt pas, ne s'abîme pas, ne sort jamais de cette pièce merveilleuse et parfaite qui est celle de son commencement : et au lieu de cela, les couples s'effritent, se cognent au réel, rencontrent des difficultés, et l'amour parfait devient imparfait, et le personnage de la jeune femme se demande - en français dans le film - "pourquoi nous descendons".


Pourquoi nous descendons.
Nous qui aimerions tant ne pas.
Ne jamais. 




Ensuite, autour de l'expression de ce déchirement et de la quête d'une issue et d'un bonheur "quand même", Malick fait un film, comme toujours, porté - et c'est peut-être la réponse - par une passion de l'altérité, qui au long de son œuvre (éclatante dans Le Nouveau Monde) a toujours été la source jaillissante de son cinéma, et se poursuit encore ici : l'altérité, c'est ici l'autre personne (l'homme pour la femme, la femme pour l'homme, mais aussi, drogués, marginaux, laissés-pour-compte d'une société ; croyants et incroyants ; personnes très âgées ; nouveaux-nés) ; l'autre pays : ici la France, autre complet d'une petite ville standard des États-Unis d'Amérique, petite ville qui est elle-même l'autre complet de ce que connaissait l'amie italienne qui y rend visite ; l'autre langue (français, espagnol, italien, dialoguent avec l'anglais et font d'un film polyglotte une polyphonie ouverte aux autres voix du monde) ; l'autre espèce : bisons, chevaux, insectes, et d'autres déjà oubliés dans le flot mouvant du film, ne servent pas du tout de décoration, mais posent comme personnages du monde d'autres corps, d'autres modes d'être, d'autres tailles, d'autres formes, d'autres peaux, d'autres cris, d'autres nourritures, d'autres vies, d'autres rapports entre un être et ce même grand monde dans lequel nous sommes tous jetés, et que nous vivons si différemment ; l'autre règne : règne végétal, arbres, prés, herbes, blés ; eaux ; courants ; vents ; ciels.




Et comme si le film, comme la vie même, ne commençait jamais vraiment, ne s'arrêtait jamais vraiment, le montage superpose des temps, des images, des périodes, des scènes, des plans, des êtres, des eaux, des rencontres, des promenades, des ruptures, des promenades, des arbres, des paroles, des langues, des visites, des baisers, des ruptures, des danses, des baisers, des danses, des courses dans le pré, des marches, des étreintes, des êtres, des autres, des eaux, des passages…
Et ainsi se construit la vie, et ainsi se font les amours, et ainsi se défont les amours, et ainsi se poursuit la réalité, dans ce frottement permanent du sentiment et du devenir, de l'histoire et du sentiment, des paroles échangées et des malentendus, du désir de s'aimer et des coups du réel, du combat dans le réel et de l'amour qui se trouve, se cherche, se perd, se retrouve, se questionne, ne sait plus son nom ni sa forme mais continue le voyage à travers ses propres visages et les visages changeants du monde.





Malick est passionné par le monde, fasciné par sa diversité, par sa variété, amoureux de sa beauté vivante, finie et infinie, de sa différence intrinsèque, de ce que le monde n'est pas le même monde pour toi et lui, ici ou là, à cet endroit et à cet autre.
Alors au lieu d'asséner une réponse, un avis, un "moi je pense que", il passe son temps à le filmer dans sa variété, dans sa fabuleuse existence, à documenter sa différence, sa multiplicité : et au-delà du sens littéral du titre, car c'est le nom de l'abbaye qui orne le Mont Saint-Michel et que les deux amoureux visitent, le film de Malick, comme tout son cinéma, s'affirme encore, simultanément au déchirement face aux chemins sans issue des amours humaines, et des amours tout court, destinées à se perdre et à regretter le paradis perdu de leur passé scintillant et resté en arrière, se donne comme une ode - magnifique, continue, heureuse et source de bonheur -, "à la merveille" : et la merveille, c'est le monde, c'est cette réalité, c'est l'altérité intrinsèque, et toujours ouverte, de ce monde qui est à la fois ce qui tue l'amour - parce qu'on vit dans le temps, parce qu'on regarde autour, parce qu'on ne s'entend plus - et ce qui le fait renaître en permanence.





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