lundi 18 mai 2015

Les lois de perte de l'humain



Quand je vois des gens qui pensent que la loi de surveillance et de renseignement n'est un problème que pour ceux qui ont "quelque chose à cacher", (contrairement à celles ou à ceux qui se targuent avec un peu de fierté puritaine de n'avoir "rien à cacher", l'air de dire, "Moi, Madame, je paye mes baguettes en temps et en heure, je n'ai pas de tué de petit chat, je n'ai jamais fumé de drogue, et quand j'ai tiré les cheveux de la voisine elle savait bien que c'était de la blague"), j'avoue que je ne sais plus par où commencer. Si l'on en croit ce "point de vue" — qui en fait, ni point ni vue, est plutôt l'absence de question et de visibilité sur ce qu’elle recouvrirait si on se la posait —, il n'est pas très grave de se mettre à considérer comme normal, comme une norme, que l'État, par le biais de ses services de renseignement, puisse se retrouver savoir tout ce que nous faisons, disons, quelles recherches nous menons, nos centres d'intérêt, de questionnement, de loisir, d'achat, de marginalité, de pensée, d'action, dès lors qu'après tout, nous sommes "innocents" — devant quelle cour ? —, nous ne faisons "rien de mal" — devant quel tribunal moral ? —, nous n'avons "rien à cacher" — devant quels yeux ?

J’avoue qu’ici les bras m’en tombent, face au précipice d’innocence — d’ignorance — qui se dévoile face à moi, et je ne suis pas certain de pouvoir le combler par quelques lignes ici jetées hâtivement avec trop de choses à faire pour y penser vraiment. En fait c’est une question bien vaste. D’abord, sans rentrer dans ce débat je voudrais rappeler très rapidement : nous devons avoir la possibilité de faire des choses illégales. Ce pour trois raisons majeures : 

1 - Parfois nous n’avons pas le choix et ce que nous sauvons par l’illégalité est plus important et précieux que la loi précise que nous contournons.

2 - Les notions de « légal » et d’ « illégal » ne recouvrent pas nécessairement les mêmes choses que les notions de « bien » et de « mal ». Non seulement l’Histoire donne des exemples où précisément le légal était le mal, et c’est l’illégal qui était le bien (les lois de Vichy dictaient le mal qu’il fallait faire, elles incitaient à faire le mal, et pourtant c’est elles qui étaient « légales », qui étaient le vouloir de l’État, tandis que le bien, la résistance, la lutte, était du côté de l’illégal, de l’interdit), mais aussi, plus largement, et moins extrêmement, un pays crée ses lois dans une sorte de tâtonnement continu du présent pour s’arranger entre des aspirations à légiférer et l’état de la réalité, revient sur ses actes, fait ce qu’il peut. Et même si la succession des gouvernements ne se constituait que de gens de bien et de bonne volonté (ce qui est bien loin d’être le cas, nous le savons), et que le but des lois n’était que de faire le bien, il n’en reste pas moins qu’elles sont faites et dictées par des êtres faillibles, des hommes, des femmes, qui font des erreurs, décrètent illégal ce qui le lendemain sera légal, ou décrètent légal ce qui le lendemain sera interdit.

Autrement dit, la loi n’est pas un absolu moral, loin de là, c’est une négociation entre la réalité et la réalité. La transgresser n’est donc pas, non plus, un absolu, la transgression d’un absolu, nécessairement une faute morale : c’est un acte qui s’évalue selon des paramètres multiples, qui demandent plus de finesse qu’une simple option binaire « oui / non » pour « légal / illégal ». 

3 - Jusqu’à un certain point, une société donnée doit tolérer une certaine « marge de manœuvre » dans le comportement de ses citoyens, les responsabiliser, les laisser libres de leurs choix de bien ou de mal et de légalité ou d’illégalité, leur donner les outils de pensée et de critique pour qu’ils comprennent le bien, veuillent le bien, fassent le bien, et rectifier, ensuite, s’il s’en trouve, les problèmes, plutôt que de « couper l’herbe du possible sous le pied de la libre volonté ». Prévenir les problèmes, c’est-à-dire opérer par un système de « prévention », cela est bien, mais ne doit pas être, sauf face à certains extrêmes irréversibles (le meurtre, le viol…) l’empêchement total de faire autre chose. En d’autres termes, oui il faut faire en sorte, par exemple, au maximum, que le meurtre, le viol, ne puissent pas advenir. Mais il y a une infinité d’actes moins graves, aussi bien sur le plan légal que dans l’ordre du bien et du mal, auquel on ne doit pas empêcher physiquement et autoritairement le citoyen d’accéder, mais auquel on doit l’éduquer à ne pas souhaiter accéder. 

Et encore, même pour le meurtre, il faut le rappeler : je suis libre de te tuer. Oui, je suis libre de te tuer. Simplement, je choisis de ne pas vouloir te tuer. 

Je n’ai pas le « droit » de le faire, la loi ne m’y autorise pas, mais j’en ai la « liberté » : si je te plante un couteau dans le ventre, tu meurs. Cela montre que j’avais la liberté de le faire. Simplement, ensuite je vais en prison. C’est un choix. Je choisis entre te tuer et aller en prison, ou ne pas te tuer et ne pas aller en prison. Personnellement, je choisis de ne pas désirer te tuer. C’est ma liberté. D’être humain libre et responsable.


Ça veut dire que le droit, la liberté, le bien, ce sont des choses qui ne se recouvrent pas, qui discutent, qui se battent, se contredisent, qui se redéfinissent les unes les autres. Et qu’on ne doit pas rabattre les unes sur les autres en une seule notion qui les subsumerait toutes — les intègrerait toutes et les dominerait toutes — et serait la loi, qui est bien, des trois, la plus conjoncturelle et la moins fiable.




Bien, ceci c’était le préambule pour dire « nous devons avoir la possibilité de faire des choses illégales ».

Erri de Luca a appelé au sabotage de la ligne Lyon-Turin parce qu’il pense que le creusage de la ligne Lyon-Turin est marqué au sceau du mal. Donc la loi s’en est prise à Erri de Luca. Pourtant Erri de Luca a eu raison, parce qu’il a agi en fonction du bien, et non pas en fonction de la loi.



Ensuite, tout ceci étant dit, quelqu’un qui ne ferait que des choses légales n’offre pour autant aucune justification morale à l’idée de le surveiller en toute transparence. Un être humain est un être opaque, partiellement transparent et partiellement opaque, et vouloir le réduire à la transparence, effacer son opacité, c’est détruire l’humain en lui.
Nous avons besoin du secret. Nous avons besoin du privé. Nous avons besoin de ce qui « ne regarde que nous ». 


Pourquoi les parents doivent-ils frapper avant d’entrer dans la chambre de leur enfant ? Pas seulement parce qu’il pourrait être en train d’y faire des choses qui demandent à ne pas être vues ; mais parce que, par principe, ceci est son espace, ceci est son corps — étendu à la dimension d’une chambre, symboliquement —, ceci est son être, ceci est son intimité ; et qu’on n’y entre pas sans demander la permission, c’est-à-dire, pas nécessairement l’autorisation, mais simplement, la confirmation que l’intimité va refermer préalablement les fenêtres de ce qui ne regarde qu’elle, et se refaire, devant l’autre, un visage adéquat à ce qui se peut donner dans le rapport à l’autre.


Le spectre de la transparence tend à une humanité qui n’est plus, ni elle-même, ni capable d’être avec l’autre.



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