vendredi 22 janvier 2010
2 films courts d'Éric Rohmer
Fermière à Montfaucon, 1967, 13 min
Nadja à Paris, 1964, 13 min
Que l'homme Éric Rohmer ait délaissé le monde des vivants, n'ajoute, ni n'enlève, rien aux œuvres qu'il a laissées.
Puisqu'elles existent, regardons-les.
Nadja à Paris
Rohmer a tourné son premier court-métrage en 1950 à 30 ans, son premier long neuf ans plus tard (Le Signe du lion), a animé à cette époque avec Godard, Truffaut, Rivette, Chabrol et d'autres, les Cahiers du Cinéma dont il fut aussi rédacteur en chef de 57 à 63, et tous ces camarades fondèrent, dans les textes et dans les films, ce qui porte le nom de Nouvelle Vague.
Recouvrir d'un même terme des auteurs singuliers et des œuvres uniques, a toujours ceci de gênant que si les œuvres n'avaient pour horizon que d'illustrer les propos du mouvement, elles seraient, à 1 % près, inutiles : un mouvement ne tient comme mouvement que par ce que ses auteurs ont en commun, une œuvre ne fait sens, ou n'éveille l'amour, presque que par ce qu'elle a d'unique.
La Nouvelle Vague fut brève, elle fut un point de départ, un point de nouveau départ, ce fut comme ouvrir les portes d'une maison et être soudain dehors : ensuite, dehors, c'est le monde, c'est le lieu où tout diffère : le rocher, la lumière, le cri du crapaud, l'odeur de la neige et le mouvement de la terre, le mouvement de l'oeil, la trace de pas : rien ne les lie que leur coprésence.
Agnès Varda, Le Bonheur, 1965
Ces deux films de Rohmer dialoguent très simplement : sur les images filmées de son quotidien, une fermière de 1967, dans une petite commune française, raconte sa vie, ses plaisirs, ses difficultés, ses aspirations ; sur les images filmées de son quotidien, une étudiante yougo-américaine venue faire à Paris, en 1964, une thèse sur Proust, raconte sa vie, ses plaisirs, ses découvertes, ses aspirations.
Les deux films ont, du documentaire, ceci que les corps qu'on voit ne miment pas d'autres corps, que les lieux qu'on traverse ne sont pas des décors choisis parce que l'histoire ou les images avaient besoin d'eux : cette femme qui parle en tant que femme venue vivre comme fermière à Montfaucon, est fermière à Montfaucon ; autour d'elle, avec ou sans film, c'est là qu'elle vit ; quand on la voit nourrir les bêtes, de vraies bêtes mangent vraiment.
Et ils ont ceci de la fiction, qu'il n'existe pas de documentaire : parce que des images, non seulement sont choisies, faites, sélectionnées, mais sont surtout montées, et qu'entre le monde et le montage, il y a le même écart qu'entre recevoir le monde et faire le monde.
Fermière à Montfaucon
En outre par-dessus le visible, ce qui lie les images, c'est chaque fois, en off, la voix d'une personne unique, ce sont ses mots à elle, c'est sa narration propre pour choisir et donner un sens aux extraits de réel qui sous nos regards passent et changent : ce n'est pas du tout un problème, mais c'est de l'art.
Nadja à Paris
Du côté documentaire, Fermière à Montfaucon dessine en quelques traits la campagne française des années 60 : dernières années d'un monde qui n'en finira pas de disparaître et de se transformer.
Également, l'on y reprend conscience, avec les images les plus simples, de ce que l'agriculture, c'est tout simplement réaliser, à l'échelle industrielle, ce que la nature fait naturellement, et introduire, dans le cycle de la vie et son hasard dans les détails, le systématisme : d'un pommier, quand elles sont mûres et que ça leur chante, tombent les pommes ; quand des graines tombent dans de la terre, ça poussera. Or voici soudain que toutes les pommes en âge de tomber, nous les faisons tomber maintenant et nous les ramassons maintenant. Et nous préparons beaucoup de terre, sur une étendue longue et large, et nous y jetons des graines, patiemment, impitoyablement, sur toute la longueur, sur toute la largeur : forçant la nature, rebondissant sur ses propres mécanismes pour lui faire faire, là où l'homme l'aura choisi, ce qu'elle ne pourra, quand nous aurons mis les graines en présence de la terre, pas s'empêcher de faire.
Enfin cette femme qu'on filme, cette femme qui parle, offre, d'une voix douce, un touchant portrait d'elle-même : de son existence qui comme les nôtres, naît au croisement des mouvements de sa propre personne et des influences du contexte.
Elle dit à la dernière minute du film : Le danger ici, c'est le retrait sur soi-même.
La nécessité de s'ouvrir au monde, c'est-à-dire à ce qui n'est pas ici, autour de moi, déjà visible, déjà donné, déjà connu, est peut-être la clef de ces deux films, ou de ces deux femmes, ou de leurs deux mondes, ou de tous ces mondes restreints, exigus, engoncés qui se côtoient et se croisent et s'ignorent dans ce grand monde infini dont nous ne voyons jamais qu'une chambre, puisqu'à la première minute de Nadja à Paris, tourné trois ans plus tôt, l'étudiante, décrivant le microcosme de la Cité Universitaire de Paris où elle habite, involontairement répond : Le danger, c'est qu'on est si bien, qu'on n'a plus envie de sortir. Toutes les choses dont j'ai besoin dans mon travail ou mes loisirs, se trouvent à ma portée.
Ici, Fermière à Montfaucon :
Ici, Nadja à Paris :
Nadja à Paris : English subs included
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Je n'ai pas vu le film "Nadja", mais j'ai lu le livre d'André Breton en français. J'adore ce livre, "la beauté sera convulsive ou ne sera pas".
RépondreSupprimer