jeudi 7 janvier 2010

Scott Walker, Pasolini, La musique


Scott Walker, The Drift, 2006


Après la fondation des Walker Brothers, qui n'étaient pas plus frères que vous et moi et qui ont existé de 1964 à 1968, et 8 albums solo de 1967 à 1974, le rythme de Scott Walker est devenu d'un disque tous les dix, puis onze ans : après We had it all en 1974, il y eut Climate of hunter en 1984, Tilt en 1995, enfin The drift en 2006.
Tous nos espoirs se portent donc sur l'année 2017.



Ceux qui "savent" Scott Walker, qui d'ailleurs de son vrai nom s'appelle Engel (avec les Walker Brothers il se fondait donc une fratrie sur un nom qui n'était pas celui de son père : beau geste), connaissent peut-être cette même interrogation que celle ici présente : que peut-on en dire ? Qu'en dit-on ? Que faut-il en dire ? Comment en parler ?

Ses chansons des années 60 - 70 résistent moins à la description : on ne les trahirait pas trop en parlant d'une pop music issue des pop et soul 60's et de la ballade, aux arrangements très travaillés, qui recourt souvent aux orchestres, et invente en même temps une liberté dans la composition et dans la temporalité qui détone avec le paysage musical de ses diverses racines : auxquelles il faut ajouter Jacques Brel, son idole, dont il a donné de très belles versions anglaises,
à la traduction desquelles on trouve Mort Schuman, le même qui regarde tomber la neige sur le Lac Majeur, et qui sont réunies sur une compilation qui s'intitule Scott Walker sings Jacques Brel, selon un talent descriptif qu'on saluera.
Enfin l'on n'a rien dit si l'on n'évoque la voix, une voix de crooner fragile qui semble partager ses cordes vocales entre celles d'un homme qui a tout traversé et ne tient plus debout que par le miracle de se savoir en vie, celles d'un enfant qui voit pour la première fois un soleil couchant, un soleil levant, celles d'un homme
enfin, en plein cœur des tourmentes et des merveilles dont les avoir ou non vécues fait la différence entre les deux premiers.


Le Lac Majeur



En fait il existe un moment, quand on cherche à parler de Scott Walker, où vient la tentation d'abandonner toute velléité de description précise, d'analyse critique ou d'explication, d'arrêter d'essayer le discours, le recours à l'Histoire, la comparaison et la métaphore, pour prendre simplement son interlocuteur par la main et lui dire bien en face, parce que la vérité c'est ça : Scott Walker est génial.
Scott Walker est génial ! (On insiste, on s'enflamme.)
Scott Walker est génial ! (On s'emballe.)

Et tout le reste est littérature.

Bon, mais ensuite alors un jour après dix ans de silence il advient Climate of hunter, un jour dix ans plus tard il existe Tilt, alors là, Tilt, que se passe-t-il ?
Un jour en 1995 où j'étais lycéen, j'ai lu une interview de ce monsieur déjà un peu vieux que je ne connaissais pas, on semblait saluer son retour comme celui d'un dieu qu'on croyait mort et qui ressuscite de ses cendres, ou qui sans ressusciter même, enregistre encore en cendres un disque fait d'elles et parmi elles. Et de ce vieux monsieur dont le nom ne me disait rien et qui semblait plein de grand mystère, on racontait, parfois il arrive en studio le matin, lâche une poignée de sable par terre et dit au guitariste : ton solo doit être comme ça.




Sous le titre de la première chanson de Tilt, Farmer in the city, cette dédicace : "Remembering Pasolini".

Dans une interview, Pasolini dit :
Le cinéma, c'est la reproduction de le langage naturel de la réalité. C'est la langue écrite de la langue naturelle de l'action humaine. Lénine a écrit un grand poème d'action et il s'est exprimé avec ce poème. Les hommes… comment dit-on… normal… les pauvres hommes… ils font des petits poèmes d'action. Ma tous ces poèmes modifient, un peu, la réalité. Et ça c'est le premier langage de l'homme.


Les 1001 nuits de Pier Paolo Pasolini, 1974


Godard de son côté disait : D'habitude, c'est vrai parce que c'est beau. Chez Pasolini, c'est beau parce que c'est vrai.


Tilt
, qu'est-ce que c'est ?
Tilt
est comme le temps de Saint-Augustin : Quand on ne me demande pas ce que c'est, je le sais, et quand on me demande ce que c'est, je ne le sais pas.
Ou bien, Tilt est comme l'un mari du Jeu de l'amour et du hasard : Tilt… c'est Tilt !
Ou bien, Tilt est comme ce que ressent Alec Baldwin dans Usual suspects, depuis qu'il y a un poignard dans son dos : Something very strange…

Alors on se souvient de ce titre d'Ornette Coleman, Beauty is a rare thing, qui nous permettra de supposer que c'est peut-être face à cela qu'on se trouve : cette chose rare - rare sans doute en comparaison de son contraire, même si finalement, dans le flot de l'univers, elle passe à chaque coin de rue -, dont la rareté même rend idiots nos langages habitués à servir pour décrire des choses plus courantes. Donc la singularité, le manque de "ressemblance à" coupe les mots.

Loin d'une bizarrerie née du désir d'être bizarre, loin de toute provocation qui aurait sa fin en elle-même, loin d'une envie particulière et préalable de se démarquer, Tilt travaille simplement dans une liberté dont l'autre nom serait : faire ce qu'on a à faire.




Il n'y a aucune loi dans ce monde, sous laquelle la musique aurait à se ranger, qui impose qu'une chanson dure entre telle et telle durée, qu'à la fin le refrain soit répété trois fois au lieu d'une, puis seulement par bribes mais cinq fois, qu'il y ait même un refrain, et que l'on finisse par faire plus de bruit à la fin qu'au début, où l'on aura pris soin de commencer par quatre coups de baguette de batterie.
Il y a autant de raison à supposer qu'un morceau de musique doit fonctionner selon l'un des dix ou quinze schémas qui existent dans les mille disques qui constituent le fond commun de la majorité auriculaire, qu'à supposer que l'on doit ranger ses gants dans le tiroir gauche, aimer la sauce, ne pas prendre de douche aux heures paires ou manger des œufs quatre fois par trimestre, sinon c'est mal.
Cette non-nécessité de se plier à des lois n'est pas le lot commun de tout ce qui existe sous le soleil : par exemple, nous qui vivons en société humaine, devons plier nos besoins et nos envies à certaines règles, on ne vole pas dans les magasins, on ne mord pas le flic, on n'arrache pas la jupe des filles ou le porte-monnaie des vieilles dames, sauf si c'est cadeau. Tout cela contraint un peu nos vies.
Or dans ce monde plein de pressions et de freins, existe la musique, qui est l'équivalent de l'amour transcrit en ondes sonores : par quelle aberration de désir de se faire du mal, par quel mortifère amour de l'emprisonnement, se forcerait-on à faire entrer dans cet espace ouvert toute la fermeture dont souffrent les vies dès lors qu'elles mettent le nez au monde ?


*

Pendant ce temps, c'est la nuit et la neige tombe.


*


The Drift, est en quelque sorte la suite de Tilt, ou plutôt son prolongement : les foreuses vont plus loin sous la surface du monde, la voix a descendu d'autres octaves psychiques, l'indifférence aux grillles connues n'a d'égale que la cohérence surréelle du tout.

Cossacks are charging in
Charging in the fields of white roses

Dialogue entre textures, matières, mélodies, sonorités, silences et temporalités, rythmes, rythme de telle texture contre - et avec - rythme de telle mélodie, battement au loin de telle matière, qui se mélangent, se chevauchent et s'attendent et se doublent, se reposent sombres et grondent sourdes tandis que telle ligne droite de saxophone qui apparaît dans la lave noire des choses a l'air de découper en deux, soudain, une hypothétique montagne, tandis que tel son persistant, derrière, paysage à lui seul, s'éteint à présent sous l'accord répété d'une guitare qui tente tant bien que mal, mais mal, de contrer le clac clac nonchalent et trop lent qui semble faire souffrir l'espace ; mais voilà des chants, un instant ; de qui ? de quoi ? des voix sortent de la terre ; y retournent ;

I'm a fat black crocodile, painted in gold

puis comme un dragon d'eau qui ne cesse d'apparaître et de disparaître, par-dessus et parmi ce monde en permanent remaniement, la voix de Scott Walker, clef sinueuse, artère obscure, par quoi tout transite et dont tout ressort, et dont on ne sait, de la musique qui l'environne, si elle la parle ou bien la mange.






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